Brésil : corruption et politique

Dans un contexte de grave crise politico-judiciaire et face à une donne économique et sociale très difficile au Brésil, Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, revient sur le processus ayant conduit à cette situation et en analyse les tenants et les aboutissants.

Cet article est la synthèse d’une contribution écrite répondant à une demande de la FIDH et d’un exposé dans le cadre du laboratoire ARBRE de l’IHEAL.

Le Brésil fait la une des médias depuis quelques mois. Ce pays est associé à la corruption de façon telle que les deux mots sont quasiment superposables, comme le sont dans la présentation des faits par les grands médias brésiliens, repris par leurs homologues internationaux, corruption et Parti des travailleurs (PT), corruption et Lula. Il y a là un fait social et médiatique insolite. Et qui nécessairement appelle interrogations, sans doute sur le Parti des travailleurs, certainement au-delà du PT et de l’ex-président Lula da Silva, sur le rapport des partis et des hommes politiques et de la morale publique, mais aussi sur le devenir de la démocratie au Brésil.

Bref tableau des événements tels que retransmis par les médias

Une alternance politique couplée avec une action judiciaire

La présidente Dilma Rousseff (PT) a été « démissionnée » par son Parlement pour « crime contre la Constitution »1Défini par l’article 85 de la Constitution. en 2016. Un nouveau chef de l’État par intérim, Michel Temer (PMDB, Parti du mouvement démocratique brésilien), jusque-là vice-président, dirige alors le pays jusqu’à l’élection présidentielle de 2018.

Parallèlement, la justice brésilienne engageait des poursuites contre les responsables de 17 grandes entreprises soupçonnées d’avoir emporté de façon illicite, sans appels d’offres, plusieurs marchés publics. Le point de départ des investigations, le 17 mars 2014, identifié dans l’État de Parana, concernait la surfacturation de contrats par le pétrolier Petrobras à des sous-traitants, reversant cet argent dans les caisses de partis politiques. Cet argent ayant été blanchi initialement par des entreprises de lave-voitures – lava-jato en portugais –, l’affaire porte le nom de « lava-jato ».

Le PDG de la plus grande société de travaux publics, Odebrecht, mis en examen, a ensuite été condamné à une peine de dix-neuf ans de prison. D’autres responsables de la multinationale Petrobras, du groupe Batista, des constructeurs OAS et Odebrecht, et du géant agro-alimentaire JBS-Friboi ont été successivement mis en examen et, pour certains, condamnés à de lourdes peines de prison. Ces mises en examen ont entraîné celles de responsables politiques soupçonnés d’entente illicite avec les représentants du patronat visés par les enquêtes. Le trésorier du PT, le président du groupe sénatorial du PT, le président du Congrès des députés, membre du PMDB, un ex-gouverneur de Rio, membre également du PMDB, ont ainsi été mis en examen et incarcérés après jugement. L’ex-candidat du PSDB au scrutin présidentiel de 2014, Aecio Neves, fait l’objet d’une enquête. L’ex-président Lula (PT) a également été mis en examen et a été condamné à neuf ans et demi d’emprisonnement le 12 juillet 2017. Le président intérimaire depuis 2016, Michel Temer (PMDB), fait également l’objet d’une demande de mise en examen, soumise à la libre appréciation des parlementaires, appelés à l’autoriser ou à l’empêcher par un vote. La liste des prévenus potentiels s’allonge de semaines en semaines. Plusieurs ministres du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) et du PMDB, membres du gouvernement Temer, y figurent en bonne place.

Réaction de l’opinion publique

Cette liste de corrompus à la Prévert massivement répercutée par les grands médias a laissé une impression de malaise éthique, et un doute. Quel est son nord moral et institutionnel ? Ainsi réduite à une liste de personnes ciblées par la justice, elle est brute, et brutale. Elle provoque une indignation tous azimuts au risque de contester, au-delà de l’honnêteté personnelle de femmes et d’hommes, la crédibilité et la légitimité des institutions démocratiques.

En rupture avec l’image que donnait le Brésil des années 1988-2014, le pays, en effet, sortait en 1988 d’une longue période de dictature militaire où les mobilisations avaient été nombreuses, puissantes, difficiles et douloureuses. Les dirigeants du PSDB, comme l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, du PT comme Lula et Dilma Rousseff, ont connu l’exil, la prison, la torture. Le Brésil démocratique, issu de ces événements, a bénéficié d’une aura internationale positive. Il a occupé une place de plus en plus émergente dans le système international, culturel, diplomatique comme économique. Les hommes et femmes d’alors, encore acteurs politiques aujourd’hui, auraient-ils donc tourné la page de leur passé militant, pour verser dans l’opportunisme et les prébendes ? L’opportunisme est certes un comportement partagé par les politiques comme par bien d’autres sous toutes les latitudes. Mais est-on fondé de répartir, entre bien et mal, dans le curriculum de tel ou tel personnage politique, selon les périodes de leur vie ?

L’action de la justice aurait selon les grands médias – tel le groupe Globo – consolidé les consensus démocratiques et la morale publique. La condamnation de l’ex-président Lula, la condamnation et l’incarcération d’Eduardo Cunha, ex-président de la Chambre des députés, d’Eike Batista, l’une des premières fortunes du Brésil, de Marcelo Odebrecht, PDG de la société de travaux publics qui porte son nom, auraient ainsi une valeur démonstrative. Les riches et les puissants seraient donc des justiciables comme les autres2Lire par exemple Lamia Oualalou, « Brésil : l’opération Kärcher des juges sème la panique », Mediapart.fr, 11 mars 2016..

Les électeurs ont sanctionné les acteurs traditionnels de la vie politique. Les élections municipales d’octobre 2016 ont permis de mesurer les réactions des électeurs. Le constat que l’on a pu faire est celui d’une quête de représentation rompant avec les partis nés avec le retour de la démocratie. Rio de Janeiro a élu un maire issu de l’évangélisme politique et Sao Paulo s’est dotée d’un premier magistrat issu de l’entreprise, au passé politique récent. Un ancien militaire revendiquant l’héritage d’ordre moral de la dictature a fait une percée remarquée (Jair Bolsonaro) dans les sondages (19% d’intentions de vote en septembre 2017, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2018).

Les sondages les plus récents témoignent d’un doute profond à l’égard de la politique, des partis politiques, du président par intérim, Michel Temer, mais aussi de la démocratie. Selon un laboratoire d’idées basé à Washington, New America, l’adhésion des Brésiliens à la démocratie aurait chuté de 22 points en 2016, passant de 54% en 2015 à 32% en 2016.

Contexte social des mises en examen et de l’alternance de 2016

Un quotidien d’insécurité et de précarité croissantes

Le quotidien des catégories les plus pauvres s’est aggravé et peut permettre de comprendre le « ras-le-bol » des électeurs.

La conjoncture économique est difficile depuis 2013. La croissance a chuté jusqu’à devenir négative, ce qui a posé de façon pressante la question du partage des effets de la crise entre catégories sociales. La présidente Dilma Rousseff a tenté d’amadouer, dès sa prise de fonction en 2014, les catégories moyennes, les entreprises et les banques privées, en pratiquant une politique économique à l’écoute de leurs attentes. Sa destitution en 2016 repose sur un divorce politique. La majorité des partis de centre ayant appuyé la réélection de la présidente en 2013 lui demandait une révision du budget de l’État, à savoir moins d’investissements publics et moins de politique sociale. Ce qu’elle a in fine refusé. Les députés, faute d’avoir pu la contraindre à changer de politique, l’ont destituée pour « crime contre la Constitution » (fondé sur une interprétation abusive de l’article 85 de la Loi fondamentale), allégation non justifiée dans les explications de vote sur la destitution défendues le 16 avril 2016 en séance publique.

Une action judiciaire destructrice de richesse nationale

La procédure judiciaire de l’affaire Lava-Jato a porté un coup supplémentaire à un tissu économique déjà sinistré. Les grands groupes économiques brésiliens ciblés par les juges en raison de leurs liens hors normes constitutionnelles et morales avec les dirigeants du pays ont été déstabilisés. Petrobras, au cœur des « affaires » et pour faire face au versement des sanctions financières imposées par la justice, a cédé un certain nombre de ses actifs aux multinationales du secteur énergétique. Odebrecht, qui hier dominait le marché sud-américain des travaux publics et commençait à explorer d’autres horizons en Afrique et en Europe, peine à faire face aux obligations financières imposées par la justice. Le secteur de la construction navale a perdu 75% de ses capacités et de ses emplois. Cet effet économiquement destructeur des actions judiciaires engagées aurait nécessité, selon le juriste Eugênio Aragao, une réflexion porteuse de propositions de sanctions alternatives3Eugênio Aragao, « Os Procuradores da Lava jato estao descontrolados », Brasileiros, n°111, octobre 2016. : « il n’est pas acceptable au nom de la morale de mettre le pays en faillite », a commenté cet ancien ministre de la Justice, professeur de droit pénal.

Une politique économique génératrice de précarité

La mise à l’écart de Dilma Rousseff a permis la mise en œuvre d’un plan de rigueur et d’austérité sans perspective collective : révision à la baisse des bénéficiaires de la Bolsa Familia (bourse familiale) – 1 151 505 bénéficiaires en moins d’avril 2016 à juillet 2017 – et des bourses accordées aux étudiants, révision du code du travail, réforme des retraites, privatisations massives (57 biens publics, dont Electrobras, 14 aéroports, 4 terminaux portuaires, l’atelier des monnaies, 4 centrales hydro-électriques, la zone de recherches minières en Amazonie ou encore des zones de prospection pétrolière en mer).

L’insécurité

Déjà élevée, elle a dans un tel contexte encore progressé. 55 000 homicides en 20154El Pais, 30 juin 2016. et plus de 28 000 de janvier à juin 2017 : un bilan qui est celui d’un pays en guerre, qui s’accompagne d’un urbanisme de pays en guerre et par la mobilisation des forces armées (10 000 soldats à Rio en août 2017). Cette guerre est sociale, les victimes étant dans leur très grande majorité pauvres et noirs et les plus riches acceptant en effet de mobiliser leurs moyens financiers pour renforcer la sécurité de leurs domiciles.

La politique étrangère

Celle développant les initiatives Sud-Sud mise en œuvre de 2003 à 2016 a été abandonnée. Pour rappel, le Brésil a dirigé l’opération de maintien de la paix Minustah en Haïti en 2004, a mis en place les Conférences Amérique du Sud/Monde arabe en 2005 et Amérique du Sud/Afrique en 2006, mais aussi a piloté la création d’institutions sud-américaines avec l’Unasul (Union des nations d’Amérique du Sud), l’initiative Brésil-Turquie en 2010 sur le dossier du nucléaire iranien ou encore l’insertion du Brésil dans le groupe des BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine – en 2008. Le Brésil aujourd’hui n’a plus de présence internationale et flotte sur les courants venus de Chine et des États-Unis. Dernier exemple en date : le président Temer a accepté de participer le 19 septembre 2017 à un dîner organisé par Donald Trump pour faire pression sur le Venezuela.

Un contexte judiciaire politisé

Une justice dotée de moyens d’action effectifs par les gouvernements Lula et Dilma

Le législateur est bien intervenu pour assainir cette réalité. Une Cour générale des comptes de l’Union (ou CGU) a été mise en place en 2003. Elle a mis les informations dont elle dispose en accès libre sur un portail ouvert en 2004. Le recours au recrutement des fonctionnaires fédéraux par voie de concours a été progressivement étendu à partir de 2005. Le gouvernement a déposé en 2009 un projet de loi adopté en 2011 d’accès à l’information publique. Plusieurs lois ciblant de façon explicite la corruption ont été adoptées en 2013 : la loi anti-corruption 12846/2013 ; la loi sur le blanchiment d’argent 12693/2012 ; la loi 12850/2013 de combat contre les organisations criminelles qui introduit en droit brésilien le recours à la délation assortie de remise de peine ; la loi sur les conflits d’intérêt 12813/2013. Depuis 2016, seules les personnes physiques sont habilitées à faire des dons aux partis politiques et à leurs candidats. Cette loi a entériné une décision prise le 15 septembre 2015 par le Tribunal supérieur de la Fédération (STF), qui a déclaré l’inconstitutionnalité des dons faits par les entreprises à des partis politiques.

Une justice à deux vitesses

La justice n’est pas aussi neutre qu’elle le prétend et que ne le dit la grande presse.

Les actions judiciaires menées par le juge fédéral Sergio Moro et certains de ses collègues ont visé de façon particulière l’ex-président Lula et ses partisans. La police, sans avis préalablement notifié, a interpellé à son domicile l’ex-président à 6h du matin le 4 mars 2016 pour une audition par un juge. Le juge Moro a procédé le 16 mars 2016 à des écoutes illégales de la présidente Dilma Rousseff, dont le contenu a été communiqué à la presse. La condamnation de l’ex-président Lula prononcée par ce magistrat le 12 juillet 2017 repose sur des présomptions, le témoignage de délateurs et in fine la conviction de Sergio Moro, et non sur des preuves. Un appartement aurait été donné à l’ex-président en échange de contrats par une société de construction, selon l’acte d’accusation. Mais c’est elle qui détient, selon les avocats de l’ex-président, le titre de propriété de ce logement. Le mécanisme de la prime à la délation combiné sur une détention préventive indéfinie et/ou de lourdes condamnations a été détourné. À titre d’exemple, deux personnes ayant caché des comptes en Suisse, Joao Santana et Mônica Moura, ont vu leur condamnation pour corruption annulée et une partie de leurs avoirs confisqués par l’État restitués après avoir dénoncé Lula, Dilma Rousseff et Nicolas Maduro.

Les juges, d’autre part, expriment publiquement leurs points de vue avant leurs prises de décision : Carlos Eduardo Thomson Flores Lenz, président du Tribunal fédéral régional de la quatrième région, saisi en appel par les avocats de Lula après sa condamnation par le juge Sergio Moro, a déclaré, dans un entretien au quotidien O Estado de Sao Paulo, que « la sentence du juge Moro, irréprochable, allait entrer dans l’histoire du Brésil ».

Le président du PSDB, Aecio Neves, poursuivi pour faits de corruption, a en revanche sauvé son mandat sénatorial rétabli par un juge, le 30 juin 2017, qui a annulé la décision de destitution prononcée par l’un de ses collègues le 18 mai 2017. Sa sœur, son cousin et l’un de ses collaborateurs, ayant été filmés recevant une valise de 2 millions de reais, ont été cependant condamnés à une peine de prison domiciliaire. On notera que les juges ont été moins compréhensifs avec le sénateur du PT Delcidio do Amaral, mis en examen, suspendu de son mandat et incarcéré pendant l’instruction de son procès en corruption.

La mort dans un accident aérien le 19 janvier 2017 du membre du Tribunal supérieur de justice, Teori Zavascki, responsable de l’instruction du dossier de corruption dit Lava Jato, a suscité bien des spéculations sur le devenir d’un dossier particulièrement sensible.

Il y a plus préoccupant. Le président intérimaire, Michel Temer, dont la probité a été mise en question par la justice fédérale, est protégé par son immunité. Elle ne peut être levée que par un vote du parlement, donc par les élus qui ont destitué en 2016 la présidente Dilma Rousseff pour « crime contre la Constitution », faute d’avoir pu le faire pour corruption. Ce vote, que pratiquement aucun parlementaire n’a justifié en séance publique, relevait de l’antagonisme politique. Présenter les comptes publics de façon avantageuse avant une consultation électorale n’est politiquement pas correct. Les Cours des comptes et les parlements ne se privent pas sous tous les cieux de critiquer cette pratique. Pour autant, elle ne constitue pas un crime d’État. La destitution de Dilma Rousseff pour « maquillage de comptes publics », loin de faire justice, a au contraire profondément affecté le respect de la Loi. Ce coup d’État parlementaire a décrédibilisé politiquement et moralement élus, juges, mais aussi la presse.

Une justice injuste par osmose sociale

La justice n’en finit pas de mettre en examen responsables politiques, chefs et cadres d’entreprise. Mais elle se heurte à ses propres limites idéologiques. Les juges sont issus des classes moyennes et supérieures dont ils partagent le train de vie. Un juge du Tribunal suprême gagnait en 2013 un salaire mensuel de 13 000 dollars. Certains juges peuvent gagner dix fois plus selon le journaliste britannique Michael Reid5Michael Reid, « Brasil a esperança e a deceçao », Presença, Lisboa, 2016.. Ces magistrats montrent plus d’allant à poursuivre les manquements du PT que ceux des autres formations et détruisent de mois en mois, au nom du droit, l’institutionnalité et le tissu économique. Les élus, majoritairement représentatifs du Brésil riche, aux indemnités alignées sur celles des membres du STF6Michael Reid, op. cit., interfèrent de deux manières : ils s’efforcent de criminaliser le PT et ses représentants, et multiplient les actions d’empêchement afin de réduire au PT les poursuites judiciaires7Voir par exemple Renan Calheiros, président du Sénat (PMDB), qui le 30 juin 2016 a tenté de faire adopter un projet de loi sanctionnant les excès de l’autorité judicaire, in « O Estado de Sao Paulo », 1er juillet 2016..

Une justice unilatérale favorisée par un récit médiatique unilatéral et antipolitique

L’opinion est influencée par le récit qui lui en a été proposé et la justice appuie sa stratégie sur les grands médias, les juges faisant état des avancées de leurs enquêtes et de leurs difficultés à la télévision et dans les hebdomadaires, lesquels privilégient une présentation quasiment exclusivement « scandaleuse » de la politique. Le temps consacré par les journaux télévisés, l’espace affecté par les quotidiens à la vie politique nationale se résument pour l’essentiel aux mises en examen, aux convocations par la justice de telle ou telle personnalité, aux révélations chocs, assorties assez souvent de photographies, mettant en cause la probité de responsables politiques. Semaine après semaine, la vie politique (et ses acteurs) est présentée à la population comme une activité perverse et amorale.

Ils s’appuient pour cela sur la presse écrite et la télévision, ainsi que sur quelques relais associatifs. La revue hebdomadaire Veja, de 2003 à 2006, dès les premiers moments du gouvernement Lula, a fait 30 « une » mettant en cause l’honnêteté du président et de son parti, le PT.

Quelques conclusions : la démocratie en danger ?

Cette unilatéralité n’a pas pour autant totalement empêché les poursuites contre la quasi-totalité des partis politiques. Ce qui permet de poser la question de la corruption en d’autres termes. Quelle que soit l’efficacité des entraves à la justice, le constat que l’on peut faire est celui de l’impossibilité dans le contexte institutionnel actuel de réduire l’impact de la corruption à une seule formation politique, à quelques personnalités et aux années Lula-Rousseff. Pourquoi ?

Parce que le cadre de la vie politique est porteur de corruption structurelle.

Les enquêtes en cours, les articles publiés par certains journalistes, en particulier ceux de la BBC, ont révélé des pratiques délictueuses remontant aux premières années de la démocratisation8Paulo Francis, BBC, 29 novembre 2014, a rapporté que les pots de vin versés par Petrobras étaient une pratique courante en 1996.. En ce sens, la corruption au Brésil a pu être qualifiée de « systémique »9Eugênio Aragao, op. cit.. Seule une réforme politique et électorale permettrait de couper le cordon ombilical reliant corruption et monde politique. Le mode d’élection brésilien fragmente la représentation, aucun chef d’État depuis 1988 n’a ainsi pu s’appuyer sur une majorité stable et cohérente. Or quantité de nominations à des postes de responsabilité, au-delà des grandes orientations de la vie du pays, nécessitent un accord entre le Parlement et le président. Le pays, pour reprendre l’expression utilisée au Brésil, est en « barganha » permanente10Ou, en termes plus formels, « physiologisme » (« fisiologismo » en portugais).. Un député fédéral de Sao Paulo avait en 1996 résumé cette culture du donnant-donnant de la façon suivante : « on donne ce que l’on reçoit ». Ce que les universitaires ont défini de façon lénifiante par l’invention d’une définition « scientifique », « présidentialisme de coalition »11Voir José Alvaro Moises, coord., O Congreso e o Presidencialismo de coalizao, Rio de Janeiro, Konrad Adenauer Stiftung, Ano XII, 2011-2.. « Les caractéristiques singulières du système proportionnel brésilien garantissent que pratiquement tous les intérêts, préférences et opinions, trouvent une voie de représentation parlementaire. […] ce qui a pour conséquence l’absence de mécanisme interparlementaire de consensus autre que celui de fabriquer des coalitions »12José Alvaro Moises, op. cit., Edison Nunes, p. 46-47.. Les termes concrets permettant de mener à bien ces marchandages ouvrent la porte à toutes sortes de comportements délictueux. Michael Reid, journaliste britannique en charge du Brésil à The Economist, a dressé un tableau sans fard des prédations politiques couvertes par une tradition « enracinée » d’impunité parlementaire13Michael Reid, « Brasil a esperança e a deceçao », Lisboa, Presença, 2016, pp. 400-402.. Pour fabriquer une majorité, « un des principaux instruments dont dispose le gouvernement fédéral est la distribution des postes de responsabilité […] aux personnes signalées par les alliés »14Decio Trujilo, « Deputados e Senadores na mira da justiça », Sao Paulo, Actualidades vestibular-enem, 1er semestre 2016.. La réforme du système politique est, avant toute action judiciaire qui devrait être amenée à intervenir de façon exceptionnelle, le préalable des préalables. Les parlementaires, principaux bénéficiaires de ce mode de fonctionnement, se sont opposés jusqu’ici avec succès à toute réforme en profondeur. La voie référendaire par pétition populaire reste ouverte. Mais elle suppose un nombre de signataires qu’il n’a jamais été possible de réunir et la tentative faite par Dilma Rousseff en 2014 a échoué.

Les antagonismes politiques qui ont systématiquement interféré dans le traitement des questions éthiques repoussent encore plus loin les perspectives de réforme politique et électorale. Le Parlement a joué un rôle institutionnellement déstabilisateur, accompagnant celui de la justice et des grands médias.

Députés et sénateurs ont instrumentalisé la Constitution pour destituer Dilma Rousseff, convaincus par une partie du patronat de la nécessité de prendre des mesures libérales et anti-sociales. Faute de pouvoir faire tomber le gouvernement pour changer de politique économique, le régime étant présidentiel, les élus ont exploité de façon abusive l’article 85 de la Loi fondamentale, article autorisant la destitution du chef de l’État ayant commis un crime contre la Constitution. Le crime était inexistant mais il a été validé par le vote des opposants à la présidente et au PT, minoritaires dans les deux Chambres. D’autant plus que plusieurs partis de gauche ont saisi comme une aubaine cette rupture conservatrice. Les uns considéraient qu’il valait mieux laisser gouverner la droite qu’un PT et un Lula considérés comme une fausse gauche, les autres, comme le PSB (Parti socialiste brésilien), ou d’anciennes responsables du PT, comme Marta Supplicy et Marina Silva, ont validé la manipulation constitutionnelle en espérant en tirer un avantage électoral ultérieur. Les mêmes parlementaires ont refusé de lever l’immunité dont bénéficie le président intérimaire, Michel Temer, demandée par la justice brésilienne. Toutes choses, on le voit bien, éloignées d’une mobilisation citoyenne visant à assainir les mœurs politiques et entrepreneuriales.

Et demain ?

Le Brésil est aujourd’hui pris au piège d’une machine judiciaire et politique que ses initiateurs peinent de plus en plus à maîtriser. Un grand nombre de Brésiliens doute de la portée universelle des opérations judicaires en cours.

Cette dynamique désordonnée sape gravement les fondamentaux d’une économie en crise, ôte toute crédibilité morale et politique au président intérimaire, à son gouvernement, aux élus et aux partis politiques, et a profondément érodé les avancées diplomatiques acquises par le Brésil des années 2003-2011.

La lenteur des procédures engagées contre l’ex-président Lula, favori des sondages électoraux, renforce la manipulation des institutions, judiciaires et parlementaires, par le monopole médiatique, destinée à pérenniser une politique économique de régression sociale. Les partisans de ces politiques n’ont en effet pas de candidat crédible en capacité d’affronter l’ancien chef de l’État, ce qui laisse ouverts deux scénarios pour les prochains mois : soit une réforme de la Constitution ayant pour objet de parlementariser le Brésil et ainsi d’ôter l’essentiel de ses compétences au président ; soit une militarisation du Brésil, en appuyant financièrement et médiatiquement Jair Bolsonaro ou en réactualisant ce que vient de demander le 15 septembre le général de l’armée de terre, Antonio Hamilton Mourao, et qui n’a pas été sanctionné, à savoir l’option d’un retour des militaires aux responsabilités !

  • 1
    Défini par l’article 85 de la Constitution.
  • 2
    Lire par exemple Lamia Oualalou, « Brésil : l’opération Kärcher des juges sème la panique », Mediapart.fr, 11 mars 2016.
  • 3
    Eugênio Aragao, « Os Procuradores da Lava jato estao descontrolados », Brasileiros, n°111, octobre 2016.
  • 4
    El Pais, 30 juin 2016.
  • 5
    Michael Reid, « Brasil a esperança e a deceçao », Presença, Lisboa, 2016.
  • 6
    Michael Reid, op. cit.
  • 7
    Voir par exemple Renan Calheiros, président du Sénat (PMDB), qui le 30 juin 2016 a tenté de faire adopter un projet de loi sanctionnant les excès de l’autorité judicaire, in « O Estado de Sao Paulo », 1er juillet 2016.
  • 8
    Paulo Francis, BBC, 29 novembre 2014, a rapporté que les pots de vin versés par Petrobras étaient une pratique courante en 1996.
  • 9
    Eugênio Aragao, op. cit.
  • 10
    Ou, en termes plus formels, « physiologisme » (« fisiologismo » en portugais).
  • 11
    Voir José Alvaro Moises, coord., O Congreso e o Presidencialismo de coalizao, Rio de Janeiro, Konrad Adenauer Stiftung, Ano XII, 2011-2.
  • 12
    José Alvaro Moises, op. cit., Edison Nunes, p. 46-47.
  • 13
    Michael Reid, « Brasil a esperança e a deceçao », Lisboa, Presença, 2016, pp. 400-402.
  • 14
    Decio Trujilo, « Deputados e Senadores na mira da justiça », Sao Paulo, Actualidades vestibular-enem, 1er semestre 2016.

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