Quel équilibre entre recherche de la vérité et quête du bonheur ? Entre passion pour la connaissance et instinct de vie ? Ce sont les thèmes de Borowitz broie du noir, roman de Steven Boykey Sidley qui vient de sortir en France (Picadro Africa, 2012 ; Belfond, 2016 pour la traduction française).
« Les gens trouvent un sens à leur vie par différents moyens, et la vérité n’a rien à voir là-dedans ».
Sommes-nous entrés dans l’ère de la post-vérité ? Dans un temps où l’on a renversé l’adage de Saint-Thomas – « Je ne crois que ce que je vois » – pour passer à « Je ne vois que ce que je crois » ?
Complotistes et climatosceptiques nous viennent en tête lorsque l’on évoque ce rapport – déroutant et insupportable, disons les choses clairement – qu’entretient aujourd’hui une part importante des individus aux faits, à la raison et à la vérité. Rapport qui se traduit par des soupçons et des remises en cause permanentes, sur à peu près tous les sujets, du moment qu’il y a matière à discuter, à partir du moment où cette post-vérité devient gratifiante pour celui ou celle qui la déclame.
« Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles ».
Que tous ceux qui ne supportent plus ce que décrivait Umberto Eco en 2015 lisent le roman de Steven Boykey Sidley.
Borowitz broie du noir est son premier roman (le deuxième à paraître en France après Meyer et la catastrophe, Belfond, 2015), sorti en 2012 et traduit en France en 2016. La découverte d’un auteur est toujours un coup de chance : soit ça passe, soit ça casse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet homme est surprenant, absolument génial. Et arrive surtout au bon moment pour celles et ceux qui le découvrent maintenant. Dans un moment où, dans ce climat anxiogène, nous avons tendance aussi à broyer du noir.
Tous ceux qui se plaisent – volontairement ou non – à râler contre la médiocrité, la bêtise, l’immaturité, la bassesse, la vanité, tous ceux qui ont perdu patience face aux imbéciles qu’ils croisent chaque jour se feront un plaisir à se reconnaître dans le personne de Jared Borowitz, héros de ce roman, grand professeur de physique grincheux et désabusé, non pas par la tournure que prend sa vie, comme on s’y attend classiquement et naïvement au début de la lecture – situation professionnelle confortable avec des revenus suffisants et assurés, une renommée qui n’est plus à faire, jalousé par toute la communauté de physiciens, une compagne – Katherine – psychologue aimante et bienveillante, des amis amusants et fidèles. On s’attend à la crise existentielle classique – tout plaquer, partir élever des chèvres dans le Larzac en fumant du cannabis cultivé dans les alpages. Mais non, il ne s’agit pas de cela. Son état « irascible » vient du fait qu’il s’aperçoit qu’il sait « beaucoup sur très peu », et que tout ce que ses pairs et lui savent n’a en fait rien changé à la place occupée par la bêtise dans ce bas monde :
« J’ai perdu patience avec les gens. Et mon sens de l’humour par dessus le marché (…). Au début, ce genre de truc me faisait rire, ou je n’y prêtais pas attention. Maintenant, il ne se passe pas une journée sans que je sois en rage contre ceux qui confondent anecdotes et données, ou pensent que Bush a fait sauter les Twin Towers parce que je ne sais quel conard d’ingénieur prétend qu’elles n’auraient pas pu s’effondrer de cette façon sans explosifs au sol. On passe notre vie à chercher la vérité (…). On est pour la vérité, contre la fausseté » (pp. 72-74).
La subtilité de ce roman est de prendre tout cela à contre-courant, de nous empêcher de sombrer dans un élitisme qui serait tout aussi pénible que la compagnie des imbéciles, et qui n’apporte absolument rien : la vie a ses surprises, les moments les plus marquants et les plus structurants d’un homme n’y sont pour la plupart du temps absolument pas programmés et prévus ; des moments où la vérité, l’intellect et la connaissance ne peuvent absolument rien.
Le roman et son déroulé ressemblent en fait étrangement à cela : la première partie est totalement prévisible, anticipée par le lecteur sans grande difficulté ; tandis que la seconde, avec l’intensité d’une violence qu’on attendait pas, avec ses menaces de mort, ses tentatives de viol, est totalement surprenante, haletante, rythmée, hors sol. Une figure libre inattendue qui laisse tout le monde bouche bée.
Au début, ça a l’odeur de bons livres, de culture et de cigares, la cheminée pour réchauffer l’atmosphère ; ça pue ensuite l’alcool et le sang de lendemain de soirée.
On démarre par un décor et un schéma narratif somme toute classique – un couple de quarantenaires bien installé dans la société, Jered et Katheine –, une vie rythmée par des cours, du travail, des lectures, des dîners mondains, qui part en week-end avec des amis – week-end où il se passe absolument tout ce qu’on attend – pour arriver à un espèce de roman policier haletant et totalement imprévu qui nous rappelle à la vie alors qu’on s’y attendait plus, alors qu’on s’ennuyait, presque. Et qui va ramener notre ami Borowitz à ses plus bas instincts, là où l’intellect n’a plus sa place.
Ainsi, ce roman a la grande vertu de nous rappeler que la connaissance porte souvent sa fin en soi ; que les discussions et les débats n’ont parfois aucune autre finalité que le débat lui-même ; et qu’il faut les aimer pour cela ; avant que la vie reprenne ensuite le dessus, imprévisible.
Au-delà des diverses réflexions à la mode imbriquées dans ce livre, toujours relatées avec humour – pourquoi veut-on absolument partir en week-end « dépaysant » ? Est-ce que s’éloigner de la ville fait baisser l’intelligence ? Est-ce que le bio est si bon pour la santé ? – le roman a la grande force de rendre aussi hommage à toutes celles et ceux qui ne trouvent rien de plus jouissif à certains moments que d’être seul dans une chambre à lire (« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », Pascal, Les Pensées), qui n’ont eu de cesse de se justifier sur le fait que la compagnie d’un livre est chose si plaisante qu’on peut la préférer – sans être misanthrope pour un sou – à la compagnie des hommes, parfois, avant que la vie reprenne le dessus.
En fait, ce roman a la qualité d’avoir celle que l’on attend en premier à sa lecture : celle de raconter une histoire. En somme, pour rappeler que c’est aussi ce qui fait, parfois, le bonheur, comme retranscrit dans l’un des dialogues entre Jarred – alors jeune enfant – et son père :
« Quand j’avais ton âge, je jouais au foot dans la rue avec mes copains. Je fantasmais sur la voisine. Je lisais des bandes dessinées.
– Je sais papa, tu devais t’éclater.
– Donc ?
– Donc quoi ?
– Donc pourquoi tu ne sors pas un peu ? C’est le meilleur moment de ta vie Jared, tu peux me croire.
– C’est ce qui t’amusait. Moi, je m’amuse autrement.
– Mais tu ne fais que lire.
– Oui, je sais, ça me rend heureux.
– Un garçon a besoin d’amis.
– Seulement s’il se sent seul.
– Ca ne t’arrive jamais ?
– Jamais. »