Dans cette note de la série Mexique : d’une présidence à une autre, quel héritage d’AMLO pour Claudia Sheinbaum ?, Saúl Escobar Toledo, économiste et professeur d’histoire à l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), se penche de manière approfondie sur le bilan de la politique sociale du président AMLO, tout en tenant compte du contexte sécuritaire particulièrement tendu qui prévaut au Mexique.
Lors des élections de 2018, la victoire d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) était le résultat d’un processus de plus de trente ans, caractérisé par une mobilisation tant dans les urnes que dans les rues. Ce processus visait déjà à rompre avec les politiques néolibérales afin d’instaurer un nouveau régime, plus démocratique et plus inclusif. Malgré les succès de l’opposition de gauche dans différents États et municipalités, celle-ci n’était jamais parvenue à la présidence à l’issue de ce que l’on a pu considérer comme les grandes fraudes électorales de 1988 et 2006.
La victoire de 2018 peut s’expliquer en partie par la rupture du bloc politique dominant (PRI-PAN, Parti révolutionnaire institutionnel-Parti Action nationale) qui a gouverné en alternance à partir de 1982 avec le président Miguel de la Madrid Hurtado (1982-1988) et, de façon plus nette, à partir de 1988 avec Carlos Salinas de Gortari (1988-1994), selon une logique néolibérale.
Par ailleurs, l’élection d’AMLO s’inscrit dans une dynamique de victoires électorales des mouvements et partis progressistes ou de gauche à travers l’Amérique latine, à commencer par le triomphe de Hugo Chávez au Venezuela en 1998. Bien que chaque expérience nationale présente des caractéristiques spécifiques et divergences, et qu’elles aient connu tantôt des défaites électorales, tantôt des coups d’État, ces dynamiques ont contribué à dessiner un horizon post-néolibéral qui reste un idéal et un espoir pour une grande partie de la population.
Les partis et gouvernements de cette « vague » progressiste ont dû relever trois défis majeurs : mener des réformes tout en préservant la stabilité économique ; assurer une alternance du pouvoir dans le respect des principes démocratiques, c’est-à-dire à travers des élections démocratiques reconnues par les oppositions ; et transformer le régime politique en instaurant de nouvelles institutions et de nouvelles valeurs, capables de faire face à la résistance et à l’influence d’acteurs déterminés à maintenir l’ordre néolibéral.
Au regard de ces trois défis, il est possible de dresser un premier bilan du sexennat de López Obrador (2018-2024). Tout d’abord, on peut affirmer que les réformes mises en œuvre par son gouvernement n’ont pas compromis la stabilité économique : les résultats sont positifs, sans fuite de capitaux ni dévaluation de la monnaie nationale, phénomènes qui ont touché d’autres gouvernements latino-américains. Le peso mexicain s’est même réévalué face au dollar étatsunien, sans provoquer d’inflation, tandis que de gros investissements publics ont été réalisés dans le sud-est du pays. La politique économique des États-Unis et l’augmentation de l’investissement étranger (nearshoring) de 18,5 points entre 2018 et 2023 ont contribué à jouer un rôle dans la croissance et la stabilité du Mexique, surtout ces dernières années. Toutefois, cette stabilité a également eu une incidence négative. Elle a, entre autres, consolidé le refus de mener une réforme fiscale et a contribué à une réduction des dépenses en matière de santé et autres secteurs prioritaires.
Bien que les programmes sociaux destinés aux personnes âgées aient bénéficié de financements substantiels, le gouvernement d’AMLO n’est pas parvenu à réviser la loi de 2007, qui capitalise les retraites des fonctionnaires. La politique des retraites continue de nécessiter un projet d’envergure nécessitant une refonte des critères d’éligibilité à une pension (années de cotisation, âge du travailleur, date d’admission). Malgré le traumatisme causé par la pandémie de Covid-19, la pauvreté a été réduite et les inégalités ont baissé de quelques points. Cependant, la proposition de réforme constitutionnelle faite par l’exécutif, visant à ajuster le salaire minium en fonction de l’inflation, n’a pas été adoptée, malgré les augmentations significatives de ces dernières années. Les analyses du Conseil national d’évaluation de la politique de développement social (CONEVAL) indiquent qu’il serait nécessaire d’augmenter de 16% le revenu minimal, alimentaire et non alimentaire, pour une famille de quatre personnes, avec deux membres actifs, afin d’atteindre cet objectif.
La santé est l’un des domaines où la stratégie gouvernementale a échoué. Les politiques mises en place, axées sur la lutte contre la corruption du secteur, notamment en ce qui concerne l’achat de médicaments, et sur l’austérité budgétaire, n’ont pas porté leurs fruits. L’Institut de santé pour le bien-être (INSABI), créé pour couvrir les populations sans assurance maladie, a été un échec, comme en témoigne sa suppression en 2023 et son remplacement par le programme IMSS-Bien-être. Selon le rapport 2023 de l’OCDE Panorama de la santé, le Mexique n’a consacré que 5,5% de son PIB à la santé, soit le même montant que sous la présidence antérieure. Le pourcentage de la population sans assistance médicale est passé de 16,2% en 2018 à 39,1% en 2022, et la couverture des non-assurés a chuté de 48,2 millions à 43,6 millions, soit une baisse de 9%. Par ailleurs, le taux de mortalité – qui aurait pu être évité, prévenu et traité – est l’un des plus élevés de tous les pays membres de l’OCDE.
Que réserve l’avenir ? La transition du pouvoir semble se profiler sans encombre, les acteurs politiques ayant reconnu les résultats des élections. L’alliance officielle (Mouvement de régénération nationale (Morena), Parti du travail et Parti vert écologiste du Mexique) a finalisé les candidatures sans troubles internes majeurs. Du côté de l’opposition, la coalition tripartite Fuerza y Corazón por Mexico a désigné une candidate commune, tandis qu’un troisième candidat a été proposé par le Mouvement citoyen, un petit parti. En l’absence de rupture institutionnelle, la présidente élue prendra ses fonctions le 1er octobre 2024.
L’évolution du régime politique reste néanmoins un critère clé pour évaluer le gouvernement d’AMLO. Malgré les ambitions initiales, la « 4T » – la quatrième transformation – ne s’est pas concrétisée par l’adoption d’une nouvelle Constitution, comme cela a été le cas dans d’autres pays latino-américains. La stratégie politique a plutôt reposé sur la conclusion de pactes sectoriels avec certains législateurs de l’opposition : pensions pour les personnes âgées et handicapées, bourses pour les étudiants, droit à une éducation secondaire gratuite. Des réformes significatives ont aussi été menées dans le domaine du travail, avec une liberté syndicale accrue, des tribunaux du travail renouvelés, l’augmentation des jours de congés payés, l’adoption de nouvelles listes de maladies professionnelles, ainsi que deux réformes du système privé de retraites. Toutefois, la réduction du temps de travail hebdomadaire à 40 heures et la réglementation des offres d’emplois via les plateformes numériques n’ont pas encore abouti. D’autres réformes ont étendu les droits politiques, notamment l’introduction de la révocation du président en cours de mandat et l’élargissement des référendums populaires.
Il convient également de mentionner les amendements constitutionnels relatifs à la sécurité publique, tels que la création d’une Garde nationale civile, placée sous l’autorité administrative des secrétariats à la défense et de la marine. Toutefois, malgré ces initiatives et le renforcement des forces armées, la violence liée au crime organisé sur le territoire national n’a pas diminué. Un rapport récent de Tlachinollan (2023) – un centre de droits humains de la Montagne de Guerrero – signale que « les autorités de Guerrero ont cédé au crime organisé. La présence de la Garde nationale n’a en rien constitué un bouclier protecteur de la population, laissée seule face à la montée en puissance des groupes délinquants. Les communautés paysannes et indigènes savent comment opèrent les organisations criminelles, mais l’armée ignore et disqualifie ces informations faisant état des incursions de ces groupes dans les territoires municipaux ». Les mêmes commentaires ont été faits dans le Chiapas et Oaxaca. La violence criminelle visant des responsables politiques a augmenté. Depuis janvier 2024, 30 candidats à des élections ont été assassinés. Six États, dont Guerrero, Michoacan, Colima, Jalisco, Chiapas et Morelos, connaissent un taux alarmant de violence politique, les groupes criminels s’attaquant principalement aux autorités municipales.
La violence liée au crime organisé est un héritage des régimes antérieurs, initiée par la « guerre » contre le narcotrafic déclarée par le président Calderon (2006-2012). Ce phénomène constitue probablement le principal obstacle à la stabilité politique et, dans certaines régions, à l’activité économique. Les réformes législatives et la création de la Garde nationale se sont révélées insuffisantes et inefficaces. Plusieurs analystes recommandent une nouvelle approche, fondée sur une réforme profonde du système judiciaire, incluant les magistrats et les procureurs, ainsi qu’une meilleure coordination entre les différentes instances de l’État (municipalités, États, fédération). Cette stratégie suppose des accords, un dialogue renforcé et une participation citoyenne accrue. Il ne suffit pas de centraliser la sécurité publique au niveau de l’exécutif ou des forces armées. Il est essentiel de surmonter la fragmentation de l’État, qui alimente la corruption et rend les autorités vulnérables au chantage de groupes criminels. Toutes les instances doivent reconnaître que la sécurité publique est une responsabilité collective, et non celle du seul parti au pouvoir ou du gouvernement fédéral.
La gouvernance d’Andrès Manuel Lopez Obrador a su préserver la stabilité économique, mettre en place des réformes légales progressistes, redistribuer des revenus, maintenir l’appareil d’État et garantir une transition pacifique du pouvoir. Cependant, la violence criminelle reste un défi majeur. Pour y faire face, des efforts supplémentaires sont nécessaires, notamment à travers des réformes démocratiques incluant la participation citoyenne. Ces réformes devront s’inscrire dans un cadre stratégique, intégrant l’ensemble des institutions publiques, avec des objectifs clairs et soumis à une évaluation rigoureuse.
Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès.
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