Dans cette note de la série Mexique : d’une présidence à une autre, quel héritage d’AMLO pour Claudia Sheinbaum ?, Paul Raoul Mvengou Cruzmerino, anthropologue à l’Université Omar Bongo au Gabon, propose également une analyse du bilan d’Andrés Manuel López Obrador, et notamment celui de la « quatrième transformation » et de la prise en compte officielle des Afro-Mexicains.
En 2018, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) arrive au pouvoir au Mexique, soutenu par une coalition de partis situés à gauche du spectre politique. Après plusieurs décennies de gouvernements de droite et de centre droit embrassant une orientation néolibérale, et dans un contexte continental marqué par le retour des gauches dans plusieurs pays latino-américains, le Mexique amorce un virage politique historique caractérisé par la volonté de restaurer la souveraineté et la puissance de l’État. Cependant, la victoire d’AMLO tient également à sa trajectoire personnelle – ses différentes candidatures sans succès à l’élection présidentielle, son récit sur le vol des élections, son ancrage dans l’État de Tabasco, son charisme et sa proximité avec les classes populaires. Il s’est également approprié un discours anti-élite économique et politique. Cette note propose d’identifier quelques-unes des dimensions du bilan présidentiel à l’heure où s’achève son sexennat.
Depuis l’Afrique, d’où nous nous situons, l’ascension d’AMLO au pouvoir ressemble à celle de plusieurs anciens opposants ou candidats précédemment battus, marquée par les défis inhérents à l’exercice du pouvoir politique – des déclarations publiques parfois maladroites, la gestion du personnel politique et les articulations entre le parti et le président – ainsi que par les importantes attentes suscitées par un changement politique. Elle a préfiguré l’actuel tournant des relations internationales, également perceptible en Afrique : une critique de l’interventionnisme occidental et de ses effets historiques, un désir d’afficher une autonomie et une implication pour soutenir les alliés idéologiques. Nous nous intéressons ici à trois dimensions de la gouvernance AMLO : le projet global de la « quatrième transformation » (4T), le traitement réservé à certains groupes sociaux et culturels, et la politique extérieure.
La « quatrième transformation », un vaste projet politique aux multiples articulations
Celle-ci était constituée d’un ensemble de changements socio-politiques, économiques, moraux qui devait permettre de transformer le pays. Elle s’appuie sur une réorganisation de l’État en limitant les tendances néolibérales, sur la prise en compte des populations les plus vulnérables, la lutte contre la pauvreté, un renforcement des programmes sociaux, une augmentation du salaire minimum, l’investissement pour une indépendance énergétique avec la construction de raffineries, une constitution « morale », une austérité dans les dépenses de l’État et une amélioration des conditions sociales pour lutter contre l’essor de recrutement des jeunes au sein des groupes de narcotrafic.
Cette 4T devait s’inscrire, selon AMLO, à la suite des trois précédentes transformations historiques. La première était l’indépendance du pays en 1810, la deuxième incarnée par la réforme menée par Benito Juárez en 1860 (séparation de l’Église et de l’État), et la troisième par la Révolution mexicaine de 1910 (réforme agraire et fondement du nationalisme mexicain contemporain). L’ambition d’une telle articulation de son programme de gouvernement à ces périodes historiques de la Nation a suscité des opinions contradictoires. Comme toute analyse d’un phénomène en cours, il serait vain d’élucider de manière définitive l’ensemble des indicateurs de ce vaste projet, de même que certains de ses effets ne sont pas encore analysables.
Toutefois, trois éléments attirent notre attention : la volonté de limiter les privatisations, le style personnel de l’exercice du pouvoir, et l’amélioration de la démocratie directe avec l’organisation d’un référendum sur son bilan à mi-mandat.
La 4T se caractérise sur certains aspects par un renforcement du rôle de l’État et une limitation des privatisations. Ainsi, il faut noter par exemple la nationalisation de plusieurs ressources minières et énergétiques (l’exploitation du lithium par exemple a été nationalisé et le pétrole a été confirmé comme ressource nationale). Cette orientation tranche avec les gouvernements précédents. L’on peut penser notamment au gouvernement du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), incarné par Enrique Peña Nieto, et qui a mené de multiples privatisations dans le domaine éducatif et des télécommunications, et qui avait voulu aussi réformer le secteur énergétique en ouvrant le capital à des compagnies privées.
L’exercice du pouvoir par AMLO peut paraître contradictoire. D’un côté, il nous semble assez pertinent de souligner sa volonté de rendre transparents ses actions et ses choix par l’organisation de ses conférences de presse matinales. Aucun président de la République n’avait fourni un tel effort de communication aussi constant. Ces conférences lui ont permis de rendre visible son action, de toucher les Mexicains et de répondre aux critiques tenaces de certains secteurs de la société mexicaine. De l’autre côté, cet exercice correspond à la personnalité d’AMLO et à son penchant pour les discours.
AMLO a soumis un projet d’amendement de la Constitution en 2019 permettant la convocation d’un référendum révocatoire. Après moult débats au sein des deux chambres du Parlement, ce référendum est organisé en 2022. Il posait la question de la révocation du mandat : « Êtes-vous d’accord pour qu’Andrés Manuel López Obrador, président des États-Unis mexicains, voit son mandat révoqué en raison d’une perte de confiance ou continue à présider la République jusqu’à la fin de son mandat ? ». À une écrasante majorité (93%), les Mexicains ont décidé de le laisser poursuivre son mandat. Cette volonté d’impliquer les populations dans une forme de démocratie directe est un apport important dans la vie politique mexicaine.
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Abonnez-vousL’inclusion des communautés culturelles marginalisées : le cas des Afro-Mexicains
Sous le mandat d’AMLO, il faut noter plusieurs grandes avancées sur les questions d’inclusion des groupes ethniques minoritaires, telles que les communautés afro-mexicaines. D’abord, il est intéressant de mentionner que plusieurs représentants des communautés afro-mexicaines et indigènes ont été invités et inclus dans la symbolique de remise du bâton de commandement en 2018, lors de la cérémonie officielle d’investiture du président. Si, pour certains analystes, il ne s’agit que de folklore opportuniste visant à créer un narratif et une mise en scène populiste, il convient d’insister sur le fait que ces secteurs sociaux et culturels du pays ont rarement été inclus dans une symbolique nationale.
Ensuite, la principale avancée semble s’être faite dans la reconnaissance constitutionnelle de la présence des communautés afro-mexicaines au sein de la nation mexicaine, obtenue après plusieurs décennies de lutte des mouvements politiques noirs afro-mexicains. Depuis la formation de l’État-nation mexicain, cette absence de reconnaissance constituait une injustice et un anachronisme pour cette partie de la population qui, historiquement, a pris part à la construction du Mexique depuis l’époque coloniale. Avant 2019, il n’était pas fait mention explicite des communautés afro-mexicaines au sein de la Constitution. Désormais, l’alinéa C de l’article 2 de la Constitution consacre que « cette constitution reconnaît les peuples et communautés afro-mexicains, quelle que soit leur auto-dénomination, comme faisant partie de la composition pluriculturelle du pays. Ils bénéficieront en conséquence des droits signalés dans les paragraphes antérieurs du présent article ».
De la même manière, la modification de l’article 2 de la Constitution permet désormais à l’État mexicain de reconnaître les populations indiennes et afro-mexicaines comme sujets de droit public, qui, dotés d’une personnalité juridique, peuvent jouir librement de leur patrimoine. Cette modification confère aux communautés minoritaires liberté et autonomie dans la mise en œuvre des formes de gouvernance et des juridictions indigènes, dans la gestion du patrimoine culturel et de la propriété intellectuelle, ou encore dans la participation aux modèles éducatifs. Elle s’applique également aux formes de médecine traditionnelle, permettant d’attribuer une reconnaissance à ceux qui la pratiquent. En outre, cette modification constitutionnelle confère une forme de reconnaissance des terres autochtones et espaces sacrés. Il s’agit de propositions s’appliquant plus facilement aux communautés indigènes, du fait de leur patrimoine culturel localisé. Toutefois, l’inclusion des communautés afro-mexicaines est historique et participe d’une reconnaissance de leur rôle dans les cultures nationale et régionales.
Enfin, la visite d’AMLO en tant que président de la République dans la région afro-mexicaine de la Costa Chica, et en particulier à Cuajinicuilapa dans l’État de Guerrero, revêt plusieurs dimensions importantes. La première est la reconnaissance d’une région marquée par une histoire de mouvements politiques ruraux de gauche, qui a largement soutenu AMLO lors de ses précédentes initiatives politiques à l’époque du PRD (Parti de la révolution démocratique), en 2006 et 2012. La seconde est la reconnaissance de l’importance et de la spécificité des communautés afro-mexicaines. Lors de son discours pour la circonstance, AMLO reprenait une figure historique nationale afro-mexicaine, José María Morelos1José María Morelos y Pavón est un religieux et un indépendantiste mexicain, né le 30 septembre 1765 et fusillé par le pouvoir espagnol le 22 décembre 1815 à San Cristóbal Ecatepec., et affirmait avoir une proximité familiale avec la communauté afro-américaine, ce qu’aucun président de la République mexicain n’avait fait auparavant, la communauté étant perçue comme minoritaire sur le plan démographique et sans incidence politique.
Politique étrangère focalisée sur ses voisins
S’il est un domaine où apparaît clairement un changement d’orientation au cours du mandat d’AMLO, c’est bien celui de la politique étrangère. En effet, sa politique extérieure s’est principalement orientée vers les États-Unis et l’Amérique latine. Dès sa campagne, AMLO justifiait cette orientation par un partage de préoccupations communes, notamment liées aux enjeux de migration. Une fois élu, AMLO définissait les principes de gouvernance extérieure dans le Plan national de développement 2019-2024 : la réaffirmation d’une dynamique de coopération avec les pays d’Amérique centrale, voisinage immédiat, et le développement d’une relation avec les États-Unis, caractérisée par la diplomatie et le respect mutuel. On constate dès lors une absence de prise en compte d’autres régions et d’autres partenaires : Afrique, Asie et Europe. Ce rétrécissement du champ des partenaires s’illustre également par le très faible nombre de voyages effectués par AMLO à l’étranger (douze en six ans et principalement aux Amériques, à mettre en perspective avec les douze voyages annuels effectués par son prédécesseur, Enrique Peña Nieto, et qui englobaient une diversité de régions). De même, son ministre des Affaires étrangères n’a effectué aussi que seize déplacements entre 2018 et 2024. La réduction du budget alloué au ministère des Affaires étrangères a eu pour effet la fermeture de plusieurs organismes et entités promouvant l’image du Mexique à l’étranger, telles que l’antenne de l’Université nationale autonome (UNAM) en Afrique du Sud et du Centre d’études mexicaines l’abritant, en 2022. Cette unique antenne en Afrique a pourtant permis une mobilité entre étudiants mexicains et sud-africains, la création d’espaces communs de discussions entre l’Afrique du Sud et le Mexique. D’ailleurs, bien que n’ayant pas la même histoire de pro-activisme envers les pays africains tels que le Brésil, on aurait pu envisager un intérêt stratégique développé envers les forums du Sud et la relation avec les pays africains.
Sur le plan régional, AMLO a tout de même fait preuve d’une implication marquée par une lecture idéologique et un usage de la tradition mexicaine d’accueil des réfugiés politiques, posture qui tranche avec l’attentisme certain des précédents gouvernements mexicains. À la suite de la crise politique survenue en Bolivie en 2019, il accordait l’exil politique à Evo Morales, en dénonçant une tentative de coup d’État, ce qui valut un renvoi de l’ambassadrice mexicaine de la part des nouvelles autorités boliviennes. En 2022, au Pérou, il se mobilisait également à la suite du renversement de Pedro Castillo et de son arrestation, et refusait de reconnaître Dina Boluarte à la tête du pays. Les relations diplomatiques entre les deux pays demeurent tendues, comme c’est le cas de la relation du Mexique avec l’Équateur depuis l’assaut policier en avril 2024 contre l’ambassade mexicaine à Quito pour arrêter l’ancien président équatorien Jorge Glas qui s’y était réfugié.
Il nous apparaît que le mandat d’AMLO a fait émerger plusieurs enjeux politiques, sociaux et identitaires au Mexique, comprenant l’augmentation du salaire minimum, l’inclusion de communautés marginalisées dans le récit national, la diminution de certains frais de fonctionnement de l’État, une meilleure transparence de la gouvernance et un certain courage politique sur la scène internationale. Évidemment, de nombreux aspects demeurent problématiques, tels que l’efficacité de la lutte contre l’insécurité, la très relative progression des programmes sociaux et un engagement régional clivant. AMLO aura tout de même marqué l’histoire nationale mexicaine depuis les débuts de sa carrière politique au sein du PRI jusqu’à aujourd’hui.
- 1José María Morelos y Pavón est un religieux et un indépendantiste mexicain, né le 30 septembre 1765 et fusillé par le pouvoir espagnol le 22 décembre 1815 à San Cristóbal Ecatepec.