Bienvenue dans le pire des mondes

Natacha Polony et le Comité Orwell livrent, dans Bienvenue dans le pire des mondes (Plon, novembre 2016, 216 pages, 14 euros), une contribution à ce mouvement intellectuel des « jeunes conservateurs sans complexe ». Paul Henry Schiepan en analyse les ressorts pour Esprit critique.

En regardant rapidement le CV des membres du collectif à l’origine de ce livre et tout en gardant en tête que Natacha Polony est à la tête de celui-ci, on sait d’emblée dans quelle direction on navigue. Lecteurs de Libé s’abstenir : le politiquement correct et la bien-pensance figurent au banc des accusés. Partisans de la French theory, lecteurs assidus de Foucault, de Bourdieu, de Derrida, de Deleuze, ce livre n’est pas non plus pour vous : en clair ou en creux, les accusations fusent à l’encontre des structuralistes, fossoyeurs de l’idéal républicain.

Les discrètes références à Jean-Claude Michéa dans la partie consacrée à l’éducation masquent mal une communion de pensée entre les auteurs du livre et l’intellectuel conservateur, qui ne fait d’ailleurs pas mystère de son inclination pour les thèses de George Orwell. Michel Maffesoli, Gilles Lipovetsky, Zygmunt Bauman, Guy Debord voire Jean Baudrillard ne sont pas cités mais figurent certainement en bonne place au panthéon des inspirateurs de la pensée des auteurs. On retrouve entre autres dans les notes de bas de page : Christophe Guilluy et La France périphérique, Laurent Bouvet et L’insécurité culturelle, Maurice Allais sur la mondialisation ou encore Yanis Varoufakis. Le tout est divisé par thème, chacun représentant une « part » du gâteau idéologique parfaitement homogène que nous donne à lire le Comité Orwell. Dans sa tombe, Philippe Murray repose en paix, le sourire aux lèvres.

L’objet initial du livre est de faire la genèse du concept de soft totalitarisme, dont la dénomination est dérivée du concept forgé par Joseph Nye dans les années 1990 et passé à la postérité, celui de soft power. Les auteurs cherchent une explication « au sentiment que, par bien des aspects, nous ne sommes plus tout à fait dans ce qu’on peut appeler un régime démocratique ». Rapidement la charge est sonnée contre Milton Friedman et les thuriféraires du néo-libéralisme, leurs avatars thatchériens et reaganiens. Le livre est lui divisé en quatre parties : éducation, économie, démocratie et société.

Deux visions de l’éducation sont d’entrée mises en opposition : la conception républicaine, dont le rapport au savoir est hérité du récit émancipateur des lumières et la conception utilitariste des néolibéraux fameusement illustrée dans le rapport de l’ERT de 1995 (« L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique »). Une pensée cynique qui implique la nécessaire liquidation de l’enseignement républicain, supposé garantir un socle de connaissances fondamentales permettant à chaque citoyen de disposer de repères historiques et culturels pour appréhender la complexité du monde, au profit de l’acquisition de compétences transformant les individus en futurs commerciaux : savoir vendre et se vendre. Le reste suit…

La partie consacrée à l’économie pourrait se résumer en une citation restée célèbre de David Rockefeller dans Newsweek en 1999, que ne manquent pas de rappeler les auteurs : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’identité adéquate pour le faire. » La partie sur l’économie est donc une histoire revisitée des développements du capitalisme depuis la fin de Bretton Woods et devant aboutir à la destruction du pouvoir politique. La financiarisation des années Thatcher, les « gouvernements Goldman Sachs » de Clinton et W. Bush, la répétition des crises financières, la foi inébranlable dans le libre-échange et la soumission progressive des États à la sphère privée jusqu’aux IDS, la paupérisation des classes moyennes et son dernier avatar « l’ubérisation », jusqu’à l’idéologie libertarienne assumée des nouveaux maîtres du monde de la silicon valley : tout y passe, l’attaque est cinglante.

Si les auteurs entendent désigner les coupables de la soumission totale aux dogmes monétariste et libre-échangiste, ils refusent de s’attaquer aux institutions de la Ve République qui concentrent pourtant le pouvoir dans les mains d’un nombre très restreint d’individus qui ne souffrent aucun contre-pouvoir dès lors qu’ils sont élus. Les auteurs concentrent plutôt leur critique sur l’establishment français, acquis aux grands principes de l’idéologie jusqu’ici dénoncée et qui verrouillent, par la cooptation, les institutions de l’État. Sont dénoncés les moyens de reproduction d’une élite, ENA en tête, et la restriction du champ du débat démocratique à la pensée unique. Le dernier avatar de cette « arnaque démocratique » étant bien entendu l’invention des primaires à la française. Ainsi la classe politique est dépeinte comme une caste, si ce n’est une mafia, qui assure sa domination en pratiquant l’entre-soi. On retrouve pêle-mêle les fondamentaux d’une sociologie des élites bien connue et abondamment reprise, par Frédéric Lordon notamment.

La dernière partie fait le récit de l’accueil bienveillant qu’ont reçu les fondateurs de la French theory aux États-Unis dans les années 1970 et l’adhésion pleine et entière d’un Bill Clinton à cette pensée. Le dessein des auteurs étant de démontrer pourquoi le communautarisme, s’il est un développement naturel des dynamiques de la société américaine, entre en contradiction frontale avec l’histoire et les valeurs républicaines françaises, engendrant des aberrations à l’image du Parti des Indigènes de la République, qui fait l’objet d’une vigoureuse attaque. Jacques Julliard est cité d’emblée : « le vivre-ensemble est une blague, une blague sanglante ».

À la fin de l’ouvrage (surtout après la conclusion), le lecteur est quelque peu désorienté et se demande légitimement quelle finalité poursuivent les auteurs. Il ne s’agit pas d’un essai, ce n’est pas une démonstration mais une juxtaposition d’assertions noyées dans un récit qui ne dit pas son nom. Ces assertions s’appuient sur des sources univoques, sans procès contradictoire. Force est de constater qu’il s’agit plutôt d’un manifeste. Un manifeste rédigé par des personnalités qu’on peut supposer issues des rangs du gaullisme social ou du chevènementisme, qui identifient désormais comme principale ligne de fracture au sein du champ politique un clivage entre libéralisme et conservatisme social.

Il est regrettable que le soft totalitarisme, intéressant parce que provocateur et contradictoire dans les termes, ne soit pas réellement défini. Les auteurs se bornent à désamorcer les critiques en indiquant que le soft totalitarisme ne peut être rapproché de la définition que Raymond Aron donne du totalitarisme. L’expression est saupoudrée à l’issue de certains développements sous la forme d’un « voilà ce qu’est le soft totalitarisme » : exemplifier n’est pas définir. Le soft totalitarisme est comme le spectacle de Guy Debord : insaisissable parce qu’englobant. À ceci près que dans la société du spectacle, les 221 thèses sont autant de tentatives partielles de définition, certes sur un mode assertif, mais des tentatives de définition tout de même. L’expression soft totalitarisme est nécessairement englobante (pour ne pas dire totalisante) mais la doter d’un contenu déterminé lui aurait permis d’acquérir de la consistance. Ainsi l’expression vague et indéterminée aurait pu prétendre au rang de concept utilisable.

Le Monde consacrait récemment un dossier aux jeunes conservateurs sans complexe, dirigé par Ariane Chemin, rendant compte de la genèse d’un écosystème intellectuel en rupture profonde avec la pensée libérale portée par l’ex-UMP et le Parti socialiste. Si le dossier est superficiel en cela qu’il ne cherche pas à identifier une tendance idéologique consistante mais s’intéresse plutôt au « style » de ces « jeunes conservateurs », il consacre néanmoins l’existence de cette « bulle » intellectuelle qui conteste le progressisme comme vecteur inéluctable du progrès. C’est en tant que contribution à ce mouvement intellectuel que peut être compris le manifeste de Natacha Polony et du comité Orwell.

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