Dans le cadre des combats menés en faveur des droits des femmes au sein des institutions européennes, et particulièrement au Parlement européen, on assiste à un « retour de bâton » de la part des mouvements anti-genre et à la montée en puissance de groupes politiques de droite et d’extrême droite qui contestent les avancées des politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, à travers la question de la ratification de la convention d’Istanbul, et le droit à l’avortement. Dans le cadre d’un partenariat avec la FEPS et EUGenDem, Valentine Berthet1Basée au Centre d’études européennes de l’université d’Helsinki, Valentine Berthet est chercheuse postdoctorale dans le projet du CER « EUGenDem » ainsi que dans le projet Horizon 2020 « CCINDLE ». Elle travaille sur les politiques d’égalité entre les femmes et les hommes des groupes politiques du Parlement européen et sa toute dernière étude en date a été publiée dans American Political Science Review, le Journal of Common Market Studies et Social Politics. rend compte des résistances au sein du Parlement européen et fait un ensemble de propositions pour combattre ce « backlash »2L’autrice voudrait remercier Laeticia Thissen de lui avoir donné l’opportunité de faire de sa thèse doctorale une étude politique, ainsi que ses collègues d’EUGenDem, Johanna Kantola, Anna Elomäki, Petra Ahrens, Barbara Gaweda et Cherry Miller, pour leur soutien constant et leurs retours pendant et après leur projet de recherche..
Ce texte est à découvrir en anglais sur le site de la FEPS.
Résumé
La présente étude a pour but de rendre compte des dernières évolutions des politiques en matière de violences sexistes et sexuelles au sein du Parlement européen. Le contexte actuel est caractérisé par la riposte des mouvements antigenre et la montée de groupes politiques ayant des affinités avec la droite et l’extrême droite populistes, ce qui nuit à la légitimité du Parlement européen dans son ensemble. L’égalité entre les femmes et les hommes constitue donc aujourd’hui un domaine politique hautement controversé au sein du Parlement européen et il est important de comprendre les raisons de ces contestations ainsi que d’élaborer de meilleures stratégies pour combattre ce retour de bâton. Cette étude offre un aperçu détaillé des dernières évolutions politiques en matière de violences sexistes et sexuelles, non seulement sur le plan des résultats stratégiques, mais aussi en ce qui concerne la manière dont l’égalité entre les femmes et les hommes, en tant que norme, est discutée. L’analyse des discours met en évidence les formes de résistance et fait apparaître les contre-stratégies nécessaires pour avancer dans la réalisation des objectifs en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. À terme, la poursuite de ces objectifs au sein du Parlement européen et de ses groupes politiques nécessite un effort coordonné, supposant l’adoption de stratégies décisionnelles et l’examen des mesures internes des groupes. La présente étude analyse les politiques en matière d’égalité entre les femmes et les hommes au Parlement européen en se fondant sur trois récents sujets : la ratification par l’Union européenne de la convention d’Istanbul, les droits en matière d’avortement dans l’Union européenne et le harcèlement sexuel au Parlement européen. Ces sujets, considérés ensemble, illustrent la nécessité de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes une priorité en matière de prise de décision, mais aussi l’importance de rester attentifs tant aux pratiques quotidiennes au sein du Parlement qu’aux dynamiques politiques au sein et entre les groupes politiques du Parlement européen dans le domaine de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Introduction
La lutte contre les formes de violence fondées sur le genre est une bataille de longue durée qui doit sans cesse être recommencée. Les violences sexistes et sexuelles constituent toujours, aujourd’hui, un enjeu essentiel, et génèrent souvent des débats publics houleux. Citons, parmi d’autres récents exemples, la vague déclenchée par le mouvement mondial #MeToo, ou encore le tollé qu’a suscité le nombre ahurissant de cas de violences domestiques et de féminicides, un phénomène aggravé par la pandémie de Covid-19. Au-delà des questions de harcèlement sexuel et de violences à l’égard des femmes – communément appelées « violences fondées sur le genre » –, les restrictions du droit à l’avortement représentent elles aussi une forme de violence sexiste. Le droit à l’avortement est un thème régulièrement sujet à controverse, et les récentes restrictions adoptées aux États-Unis et en Pologne en ont fait l’un des grands sujets de débat public, y compris dans le cadre de la campagne électorale de mi-mandat aux États-Unis et lors de plusieurs débats organisés au Parlement européen. Les restrictions du droit à l’avortement deviennent d’évidentes formes de violence fondées sur le genre lorsque des femmes meurent pendant leur grossesse, car elles se sont vu refuser des soins médicaux nécessaires, ou lorsqu’elles fuient un conflit avec une grossesse non désirée, qui est parfois la conséquence d’un viol, et se retrouvent dans un pays dans lequel l’avortement est interdit3Clara Bauer-Babef et Eleonora Vasques, « Interdiction de l’avortement : en Pologne, des morts qui auraient pu être évitées », Euractiv, 18 novembre 2022 et Giedre Peseckyte, « Ukraine : viols, traite des êtres humains et pas d’accès à l’avortement pour les réfugiés en Pologne », Euractiv, 5 mai 2022..
Au sein de l’Union européenne, les questions ayant trait aux violences sexistes et sexuelles se sont récemment retrouvées au centre des débats à trois occasions : la ratification par l’Union européenne de la convention d’Istanbul, la conception d’un droit supranational à l’avortement et les cas de harcèlement sexuel mis au jour au sein du Parlement européen. À ces trois occasions, les violences contre les femmes et les violences domestiques, la restriction du droit à l’avortement et le harcèlement sexuel ont figuré parmi les priorités du processus décisionnel du Parlement européen, pour le meilleur et pour le pire. La convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a constitué, dans un premier temps, une avancée juridique, avant de devenir le bouc émissaire d’un mouvement antigenre en plein essor dans toute l’Europe. L’accès aux services d’avortement a été facilité en Irlande grâce à la dépénalisation de l’avortement, mais s’est dégradé en Pologne avec l’introduction d’une interdiction presque totale. Enfin, le mouvement #MeToo a permis de renforcer les politiques de lutte contre le harcèlement sexuel dans certains États membres et au sein du Parlement européen lui-même.
La présente étude s’appuiera sur ces grandes controverses politiques en analysant leur évolution au sein du Parlement européen, un acteur central de la politique en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. En se concentrant sur le Parlement européen, l’étude analyse en profondeur une institution clé de l’Union européenne et met en lumière la situation actuelle des politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l’Union européenne. Avec des membres directement élus par les citoyens de l’Union européenne, le Parlement européen constitue la plus démocratique de toutes les institutions de l’Union européenne. Il est aussi souvent décrit comme étant l’institution la plus soucieuse de la dimension de genre. Son importance réside notamment dans le rôle qu’il joue dans l’incorporation de questions fondamentales, telles que l’égalité entre les femmes et les hommes, dans la vie politique européenne, en adoptant différentes politiques visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.
Dans la présente étude, le Parlement européen est analysé dans son ensemble, c’est-à-dire non seulement en tant que décideur politique, mais aussi en tant que créateur de normes et en tant que lieu de travail. En se fondant sur de précédentes recherches, l’étude considère le Parlement européen comme un organisme façonné par des pratiques genrées inégales. Cela signifie que la poursuite des objectifs d’égalité entre les femmes et les hommes au sein du Parlement européen suppose également un réexamen de ses mesures et pratiques internes, ainsi que de celles de ses groupes politiques.
La présente étude s’appuie sur les conclusions d’une thèse doctorale effectuée dans le cadre du vaste projet de recherche scientifique financé par le Conseil européen de la recherche EUGenDem, qui fournit une analyse systématique des politiques et pratiques des groupes politiques du Parlement européen en matière de genre4Projet EUGenDem, université d’Helsinki.. Elle traduit les conclusions d’études publiées dans des revues académiques en recommandations à destination des dirigeants politiques du Parlement européen et d’ailleurs5Valentine Berthet, « Norm under fire: support for and opposition to the European Union’s ratification of the Istanbul Convention in the European Parliament », International Feminist Journal of Politics, vol. 24, n°5, 2022, pp. 675-698 ; Valentine Berthet, « United in Crisis: Abortion Politics in the European Parliament and Political Groups’ Disputes over EU Values », Journal of Common Market Studies, vol. 60, n°6, juillet 2022, pp. 1797-1814 ; Valentine Berthet, « Mobilization Against Sexual Harassment in the European Parliament: The MeTooEP Campaign », European Journal of Women’s Studies, vol. 29, n°2, 2022, 331-346 ; Valentine Berthet et Johanna Kantola, « Gender, violence, and political institutions: struggles over sexual harassment in the European Parliament», Social Politics, vol. 28, n°1, 2021, pp. 143-167..
Contexte et informations générales : les violences sexistes et sexuelles au sein du Parlement européen et de ses groupes politiques
La littérature académique décrit traditionnellement le Parlement européen comme étant un « véritable défenseur de l’égalité entre les hommes et les femmes6Birgit Locher, « Gendering the EU policy process and constructing the gender acquis », dans Gabriele Abels et Joyce Marie Mushaben (dir.), Gendering the European Union, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, pp. 63-84. ». Unique à bon nombre d’égards, le Parlement européen compte 705 députés élus au niveau national dans les 27 États membres de l’Union européenne. Les députés européens ont leurs propres origines institutionnelles, leurs propres traditions et leurs propres langues et se rassemblent dans un cadre institutionnel solidement établi qui organise les travaux parlementaires du Parlement européen. Une fois élus, les députés se rassemblent en groupes politiques. Ces groupes sont des acteurs politiques clés au Parlement européen, car ils politisent des questions essentielles, telles que l’égalité entre les femmes et les hommes, et façonnent les politiques. Ils sont généralement formés en fonction des affinités politiques que partagent les députés. Les groupes politiques de la 9e législature du Parlement européen (2019-2024) sont le Parti populaire européen, conservateur de centre droit (PPE), l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates, centre gauche (S&D), les Conservateurs et réformistes européens (CRE), les libéraux de Renew Europe (ALDE), le groupe de droite radicale Identité et démocratie (ID), le groupe des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE) et le groupe de la gauche (La Gauche).
Taille des groupes politiques (février 2023)
Souvent présenté comme un partisan de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Parlement européen a régulièrement joué un rôle pivot dans la définition d’un agenda législatif progressiste au niveau supranational7Petra Ahrens et Agustín L. Rolandsen, Gendering the European Parliament: Structures, Policies, and Practices, Londres, ECPR Press, 2019.. Il est connu pour son nombre relativement élevé de femmes députées par rapport aux parlements nationaux (37% après les élections de 2014, 40,4% après celles de 2019 et 39,3% en janvier 2022 après le Brexit) ainsi que pour sa commission spécialisée dans les droits des femmes et l’égalité entre les hommes et les femmes (appelée « commission FEMM »), qui est l’organe le plus actif dans l’élaboration de politiques en matière d’égalité entre les femmes et les hommes au sein du Parlement européen. Il accueille souvent des organisations populaires qu’il implique dans ses processus décisionnels en organisant des auditions publiques sur des questions données et veille à ce que les débats parlementaires incluent un discours féministe. La commission FEMM a déjà compté dans ses rangs d’ardents militants des questions ayant trait à la violence à l’égard des femmes, et adoptait déjà son tout premier rapport parlementaire à ce sujet en 1984. Les femmes députées européennes ont également obtenu davantage de postes d’encadrement au sein du Parlement européen que dans les autres instances nationales, par exemple en tant que vice-présidentes et présidentes de commissions8Johanna Kantola et Cherry Miller, « Gendered leadership in the European Parliament’s political groups », dans Henriette Müller et Ingeborg Tömmel (dir.), Women and leadership in the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2022..
Dans ce contexte, chaque renforcement du pouvoir du Parlement européen au fil du temps (en particulier depuis le traité de Lisbonne) a été salué par les militantes féministes, qui voyaient dans le Parlement européen un véritable allié9Johanna Kantola, Gender and the European Union, Basingstoke, Palgrave, 2010.. Toutefois, il existe des tensions et des contradictions entre les groupes politiques du Parlement européen, ainsi qu’en leur sein même, au sujet des politiques en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Dès lors, en dépit de ce qui précède, l’égalité entre les femmes et les hommes demeure une notion controversée et une norme contestée au sein du Parlement européen. En particulier, la riposte réactionnaire contre l’égalité entre les femmes et les hommes s’est propagée en Europe, avec une importante contestation dans les États membres et au Parlement européen. Au Parlement européen, cette riposte a été concomitante avec une représentation accrue des groupes populistes et eurosceptiques de la droite radicale, essentiellement après les élections de 201610Johanna Kantola et Emanuela Lombardo, « Strategies of Right Populists in Opposing Gender Equality in a Polarized European Parliament », International Political Science Review, vol. 42, n°5, 2021, pp. 565-579.. Par exemple, une récente étude menée par Elena Zacharenko a estimé à environ 30% le nombre de députés européens qui s’étaient opposés à l’égalité entre les femmes et les hommes en 202011Elena Zacharenko, Anti-gender mobilisations in Europe: Study for policy makers on opposition to sexual and reproductive health and rights (SRHR) in European institutions, 2020.. Cette réaction s’inscrit dans le cadre d’un projet plus vaste visant à contester la norme mondiale en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, qui s’est développée au niveau international depuis les années 1960. Face à ce phénomène, il est plus urgent que jamais de mettre au jour les différentes stratégies d’opposition et de souligner les possibilités qui s’offrent aux acteurs favorables à l’égalité entre les femmes et les hommes pour défendre cette norme, y compris dans l’Union européenne et au Parlement européen.
En ce qui concerne les discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes, de nouvelles études montrent que le genre conditionne de manière importante les pratiques et les politiques des groupes du Parlement européen. Le genre est devenu un thème autour duquel les groupes se polarisent. D’un côté, les S&D, Renew Europe, les Verts/ALE et La Gauche peuvent être définis comme étant des groupes qui défendent l’égalité entre les femmes et les hommes, tandis que, de l’autre côté, les groupes ELDD et ECR s’y opposent12Petra Ahrens, Johanna Kantola et Anna Elomäki (dir.), European Parliament’s Political Groups in Turbulent Times, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2022.. Le groupe PPE cultive l’ambiguïté et est souvent « assis entre deux chaises » sur les questions d’égalité entre les femmes et les hommes13Petra Ahrens, Barbara Gaweda et Johanna Kantola, « Reframing the language of human rights? Political group contestations on women’s and LGBTQI rights in European Parliament debates », Journal of European Integration, 2021, pp. 1–17.. Surtout, tous ces groupes ont des tensions et des contradictions internes, ce qui signifie que l’égalité entre les femmes et les hommes peut également se voir opposer une résistance au sein même des groupes qui y sont officiellement favorables.
Dans ce contexte, la présente étude analyse les combats actuellement menés au sein du Parlement européen sur les questions de violences sexistes et sexuelles et propose des solutions.
Objectifs et méthode
Les recherches effectuées en amont de cette étude se sont axées sur les discours des groupes politiques du Parlement européen sur les questions relatives aux violences sexistes et sexuelles14Valentine Berthet, The Discursive Politics of Gendered Violence and Bodily Rights in the European Parliament, Tampere University, 2022.. Sur le plan méthodologique, le but de l’étude est d’analyser ce qui advient des objectifs d’égalité entre les femmes et les hommes lorsque les questions relatives aux violences sexistes et sexuelles sont représentées, problématisées et articulées dans les débats publics. Les questions de représentation et de problématisation sont cruciales pour les débats et dirigeants politiques. Mettre au jour et déconstruire les significations attribuées aux questions de violences sexistes et sexuelles permet de détecter les endroits où des inégalités persistent. Dans le contexte du Parlement européen, cela permet également de repérer les obstacles empêchant la progression de l’égalité entre les femmes et les hommes au niveau supranational. Le terme « discours » est ici envisagé au sens large, en tant que signifiant les discours politiques, les débats et, en particulier, la manière dont sont présentés les problèmes à résoudre.
Il est important de se concentrer sur les discours, car ceux-ci ont un pouvoir normatif. La manière dont les groupes politiques présentent, construisent ou problématisent l’égalité entre les hommes et les femmes en tant que problème méritant ou non une action politique détermine, en fin de compte, la forme que prendront les politiques adoptées par le Parlement européen et d’autres instances. L’opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes peut également être exprimée par des arguments anti-Union européenne, ou par une mise en exergue du principe de subsidiarité – deux sujets pertinents pour l’intégration européenne. Dans un contexte de crise polymorphe, telle celle que vit actuellement l’Union européenne, il est plus important que jamais de tirer des enseignements des débats sur l’égalité entre les femmes et les hommes et de comprendre ce qu’ils nous disent de l’avenir de l’Union européenne. Les reculs de l’égalité entre les femmes et les hommes ne sont pas simplement la conséquence des politiques antigenre et du populisme de la droite radicale, mais ils sont l’endroit même où les démocraties d’aujourd’hui sont contestées15Agnieszka Graff et Elzbieta Korolczuk, Anti-gender politics in the populist moment, Routledge, New York, 2022, p. 212..
La présente étude traite d’aspects de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes qui sont traditionnellement très controversés, tels que les restrictions du droit à l’avortement, et d’autres qui sont, en général, largement acceptés par les dirigeants politiques de toutes tendances, tels que la violence à l’égard des femmes. Elle se focalise sur les méthodes discursives employées par les groupes politiques dans le cadre de l’adhésion de l’Union européenne à la convention d’Istanbul, du droit à l’avortement dans l’Union européenne et du harcèlement sexuel au Parlement européen. Cette sélection de trois cas spécifiquement liés à des problématiques d’égalité entre les femmes et les hommes illustre les désaccords et les clivages entre les groupes et en leur sein même. Dans une certaine mesure, l’opposition aux politiques de l’Union européenne en matière d’égalité entre les hommes et les femmes a été particulièrement vive lors des débats sur la résolution de 2017 relative à la ratification de la convention d’Istanbul16Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2017 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, disponible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0329_FR.html., tandis que l’adoption de la résolution Matić de 202117Résolution du Parlement européen du 24 juin 2021 sur la situation concernant la santé et les droits génésiques et sexuels dans l’Union, dans le cadre de la santé des femmes, 2020/2215(INI), accessible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0314_FR.html. sur la santé et les droits sexuels et génésiques (SDSP) tend à indiquer l’existence d’une réponse progressiste contre les politiques antigenre et pour le droit à l’avortement.
La présente étude s’appuie sur les conclusions d’une étude réalisée dans le cadre du projet « Gender, party politics and democracy in Europe: a study of the European Parliament’s party groups » (EUGenDem) financé par la subvention consolidée du Conseil européen de la recherche (2018-2023). Ce projet a analysé les politiques et pratiques genrées des groupes politiques du Parlement européen ; ses conclusions ont été publiées dans différents ouvrages et articles de revues universitaires18Projet EUGenDem, université d’Helsinki.. Plus précisément, la présente étude traduit les conclusions de la thèse doctorale intitulée « The discursive politics of gendered violence and bodily rights in the European Parliament » rédigée dans le cadre du projet EUGenDem19Valentine Berthet, The Discursive Politics of Gendered Violence and Bodily Rights in the European Parliament, Tampere University, 2022..
Les violences sexistes et sexuelles au cœur des récents débats du Parlement européen
La ratification par l’UE de la convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique
La convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, appelée « convention d’Istanbul », a été adoptée en 2011 et est entrée en vigueur dans la plupart des États membres de l’Union européenne. Certains s’opposent toujours à sa ratification. La Convention a eu une incidence significative sur l’amélioration des législations nationales en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles et a placé l’égalité entre les femmes et les hommes au cœur des débats sur le continent européen, au-delà de l’Union européenne20Andrea Krizsán et Conny Roggeband, Politicizing gender and democracy in the context of the Istanbul Convention, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2021.. De par son caractère contraignant, la Convention offre la plus large protection juridique contre les violences sexistes et sexuelles à ce jour.
La convention d’Istanbul La convention d’Istanbul constitue le texte international juridiquement contraignant le plus complet en son genre. Négociée au sein du Conseil de l’Europe, qui compte 47 États membres, elle est entrée en vigueur dans 34 de ces États. Tous les États membres de l’Union européenne, à l’exception de six d’entre eux, l’ont ratifiée. La Bulgarie, la République tchèque, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovaquie s’opposent toujours à sa ratification21Pour une liste des États signataires, voir le site du Conseil de l’Europe.. La convention offre un cadre global, en énonçant quatre grands objectifs : 1) cibler la prévention des violences perpétrées contre les femmes et la violence domestique ; 2) protéger les victimes ; 3) poursuivre les auteurs et 4) mettre en œuvre des politiques coordonnées. Elle constitue en outre le tout premier texte juridique à reconnaître la violence à l’encontre des femmes comme étant une forme de violence fondée sur le genre, qui trouve son origine dans la discrimination ainsi que dans les rapports de force inégaux entre les hommes et les femmes. Le groupe indépendant d’experts du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) surveille la mise en œuvre de la convention. Il formule des recommandations générales et publie régulièrement des rapports évaluant la situation dans les États signataires. |
La convention a très vite fait l’objet de vives polémiques au motif qu’elle définit le genre comme étant une construction sociale, une idée que de nombreuses personnes jugent subversive. Dans bon nombre d’États européens, y compris des États membres de l’Union européenne, la reconnaissance juridique du genre en tant que construction sociale posait problème. Par exemple, la Cour constitutionnelle bulgare a jugé que la ratification de la Convention serait inconstitutionnelle étant donné que sa définition du genre dénaturerait la vision traditionnelle de la famille en Bulgarie, telle que consacrée dans sa constitution. Un autre exemple a été le retrait de la Turquie de la convention au mois de juillet 2021, ou encore la déclaration du gouvernement polonais relative à son intention d’en faire de même. Ces retours de bâton reposent sur l’idée selon laquelle la convention serait prétendument empreinte de ce que ses détracteurs appellent une « idéologie de genre ».
La rhétorique relative à l’« idéologie de genre » La rhétorique relative à l’« idéologie de genre » est une forme d’opposition claire et directe à l’égalité entre les femmes et les hommes qui vise à dépeindre l’égalité entre les hommes et les femmes comme une idéologie et ses défenseurs comme des idéologues22Elzbieta Korolczuk, « Counteracting Challenges to Gender Equality in the Era of Anti-Gender Campaigns: Competing Gender Knowledges and Affective Solidarity », Social Politics, vol. 27, n°4, 2020, pp. 694-717.. Cette rhétorique antiféministe et antigenre défend des visions hétéronormatives et traditionnelles de la famille nucléaire, des droits génésiques et de l’éducation, reposant sur des attentes conservatrices et genrées23Roman Kuhar et David Paternotte, Anti-Gender Campaigns in Europe: Mobilizing against Equality, Londres, Rowman & Littlefield, 2017.. Les problèmes actuellement rencontrés au niveau national ont fait l’objet d’analyses relativement détaillées dans la littérature académique, laquelle soutient que cette rhétorique fait partie du développement d’un projet politique alternatif hostile à l’Union européenne et aux normes d’égalité. Au Parlement européen, la rhétorique de l’idéologie de genre gagne en visibilité à mesure que les débats sur l’égalité entre les femmes et les hommes se polarisent. Ce discours vient généralement des groupes ECR et ID. |
Au niveau supranational, la convention a d’abord été accueillie de manière assez triomphale, dans la mesure où le Parlement européen s’attendait à une ratification rapide et facile. La Commission européenne a lancé une feuille de route et une proposition de ratification et a signé la convention en 2017. La ratification de la convention au niveau de l’Union européenne offre de nombreux avantages. Selon la juriste Sara De Vido, elle constituerait une avancée dans la protection contre les violences faites aux femmes au sein du cadre juridique de l’Union européenne, en rappelant l’importance de ce sujet aux États membres réticents et en renforçant le rôle de l’Union européenne en tant que leader mondial de l’égalité entre les hommes et les femmes24Sara De Vido, « The ratification of the Council of Europe Istanbul Convention by the EU: A step forward in the protection of women from violence in the European legal system », European Journal of Legal Studies, vol. 9, n°2, 2017, pp. 69-102.. Au sein du Parlement européen, la commission FEMM a régulièrement et activement encouragé la ratification en adoptant plusieurs résolutions – la dernière ayant été adoptée en février 202325Résolution du Parlement européen du 15 février 2023 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Accessible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0047_FR.html.. Toutefois, depuis lors, le processus de ratification a été bloqué par le Conseil européen. Alors que plusieurs des États ayant récemment assuré la présidence tournante du Conseil en avaient fait leur priorité (par exemple, la France et la Finlande), la ratification n’a toujours pas eu lieu. Les récentes évolutions sont toutefois encourageantes. Par exemple, la Cour de justice de l’Union européenne a déclaré, dans son avis 1/19 d’octobre 202126Cour de justice de l’Union européenne, communiqué de presse n° 176/21., que les traités n’exigeaient pas qu’un commun accord soit trouvé entre tous les États membres pour que le Conseil européen puisse adopter des conclusions relatives à la ratification (en indiquant que, sur le plan théorique, aucune disposition juridique de l’Union européenne n’empêchait le Conseil d’adopter une décision au sujet de la ratification). Le Parlement européen a donc adopté une nouvelle résolution en février 2023 afin de pousser à la ratification de la convention, en tenant compte de l’avis de la Cour. Enfin, en 2022, la Commission européenne a présenté une proposition de directive relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique27Commission européenne, 2022/0066(COD), « Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique », accessible à l’adresse suivante : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52022PC0105., qui vise à poursuivre les objectifs énoncés dans la convention d’Istanbul (également dans les États membres qui ne l’ont pas ratifiée). Nous espérons que cet arsenal de dispositions juridiques de l’Union européenne, de dispositions législatives non contraignantes et d’initiatives renforcera la volonté politique de ratifier la convention et de remédier à la situation.
La présente étude s’appuie sur les conclusions formulées à la suite d’une analyse des débats sur la résolution de 201728Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2017 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, disponible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0329_FR.html., qui ont mis en lumière d’importants clivages idéologiques dans l’hémicycle. Contrairement à ce qui était initialement attendu, les débats relatifs à la ratification n’ont pas été simples. Le retour de bâton qui existait déjà au niveau national avait atteint le niveau supranational. L’opposition a pris la forme d’une politique antigenre, dont les discours étaient empreints d’une opposition directe et indirecte à l’égalité entre les femmes et les hommes. L’analyse discursive des débats au sein du Parlement européen a montré que les divergences étaient avant tout idéologiques, ce qui laissait peu de place pour aborder et évaluer les implications juridiques concrètes de la ratification sur le droit de l’Union européenne. La ratification de la convention par l’Union européenne ne s’appliquerait de facto qu’à deux de ses dispositions relevant de la compétence de l’Union européenne, à savoir la coopération judiciaire en matière pénale et l’asile et le non-refoulement. Au vu de cette faible portée de la ratification, l’opposition a préféré fonder ses arguments sur des idéologies mal informées que sur des considérations juridiques.
On a relevé, au sein de cette opposition à la ratification, deux grands types de discours dominants. Le premier consistait à rejeter la ratification au niveau supranational au motif que la protection offerte par les lois nationales existantes était suffisante. Selon cette approche, une ratification par l’Union européenne serait redondante et inutile. Si cet argument peut paraître motivé par un besoin de simplicité (afin d’éviter l’accumulation de lois similaires), la recherche démontre au contraire qu’il est souvent utilisé par des acteurs opposés au développement de la politique en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, même indirectement. Le deuxième discours dominant de l’opposition consistait à rejeter ouvertement la convention car elle constituait un texte trop controversé et trop dangereux. Cette rhétorique communique un rejet catégorique, qui est une forme directe d’expression d’une politique antigenre.
En ce qui concerne les groupes politiques, il a été constaté que les S&D, Renew/ALDE, les Verts/ALE et La Gauche, ainsi qu’un faible nombre de députés du PPE, plaidaient généralement en faveur de la ratification en soulignant la valeur symbolique de la convention et en encourageant l’Union européenne à donner l’exemple à ses États membres. Ils considéraient la ratification comme une étape importante vers l’éradication des violences sexistes et sexuelles ainsi que vers la réalisation des objectifs en matière d’égalité entre les hommes et les femmes dans l’Union européenne. En revanche, les groupes ECR, ENL et ELDD étaient opposés au texte et, a fortiori, à sa ratification par l’Union européenne. L’opposition a concrètement pris la forme d’une délégitimation du texte et d’arguments eurosceptiques. L’opposition indirecte consistait à soutenir que des engagements supranationaux étaient inutiles, tandis que l’opposition directe était constituée de discours antiféministes et proreligieux destinés à détourner et dénaturer le contenu de la convention, en la faisant apparaître comme un texte inacceptable. Pour ces groupes, la convention était le porte-étendard d’une « idéologie de genre » – qu’ils dépeignent comme une menace pour les valeurs traditionnelles. Enfin, tous les groupes incluaient au moins quelques députés qui ont choisi de soutenir la ratification en soulignant sa portée limitée. Mettre en exergue la compétence limitée dont dispose l’Union européenne dans le domaine de la violence à l’égard des femmes et de la violence domestique a contribué à calmer les polémiques sur le genre et à focaliser davantage l’attention sur les quelques dispositions qui entreraient dans le droit de l’Union après la ratification.
Bien que la résolution du Parlement européen relative à la ratification par l’Union européenne de la convention d’Istanbul ait finalement été adoptée dans son intégralité en séance plénière, la résistance et le tollé qu’elle a provoqués chez les groupes politiques antigenre ou chez certains députés européens prouvent que le chemin du futur vote sur la ratification ou de la proposition de directive de 2022 sera semé d’embûches.
Le droit à l’avortement dans l’Union européenne
Un accès sûr et légal à l’avortement constitue une condition préalable à l’égalité entre les femmes et les hommes. De même, les restrictions de l’accès à l’avortement représentent une forme de violence sexiste et nuisent à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui est l’une des valeurs de l’Union européenne.
Sur la scène internationale, la reconnaissance de l’avortement en tant que droit a toujours rencontré une opposition systématique de la part d’acteurs mondiaux tant religieux que laïques. Dans les années 1960, les droits génésiques étaient essentiellement abordés sous l’angle du contrôle de la population, avec des objectifs très éloignés des principes d’autodétermination et d’autonomie. Dans les années 1970 et 1980, les évolutions de la politique internationale en faveur des droits des femmes ne concernaient pas les droits génésiques : l’avortement n’était pas un sujet à l’ordre du jour. De fait, en 1984, l’administration Reagan a introduit ce que l’on a appelé la « règle du bâillon mondial » (Global Gag Rule), qui empêchait l’utilisation des fonds fédéraux américains afin de promouvoir l’avortement comme méthode de planification des naissances. L’environnement politique de l’époque était hostile aux revendications progressistes relatives à la santé et aux droits en matière de sexualité et de procréation (SDSP), y compris à l’avortement. Bien que quelques textes internationaux aient marqué le développement d’un « langage qualificatif29Lynda Gilby, Meri Koivusalo et Salla Atkins « Global health without sexual and reproductive health and rights? Analysis of United Nations documents and country statements, 2014-2019 », BMJ Global Health, vol. 6, n°3, 2021. » dans les années 1990, la SDSP est restée un sujet hautement controversé dans les négociations des Nations unies, où les polémiques sont généralement évitées afin de protéger la coopération entre les États. Aujourd’hui encore, les négociations au sein des Nations unies demeurent un important champ de bataille, où certains acteurs étatiques ou non étatiques, tels que des groupes ou ONG religieux, œuvrent contre les droits génésiques et l’égalité entre les femmes et les hommes.
Dans l’Union européenne, la politisation des droits génésiques, y compris du droit à l’avortement, et leur traduction en politiques se révèlent compliquées. Les cadres politiques nationaux relatifs à l’accès à l’avortement ne sont toujours pas harmonisés au niveau de l’Union. Si la plupart des États ont mis en place des mesures progressistes, l’avortement est toujours interdit à Malte, et fortement restreint en Pologne30Voir, par exemple, l’« Atlas des politiques européennes en matière d’avortement » du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs, 28 septembre 2021, disponible (en anglais) à l’adresse suivante : https://www.epfweb.org/node/857.. En outre, même là où l’avortement est autorisé, de nombreux obstacles indirects empêchent d’y accéder (par exemple, les délais légaux et les clauses de conscience). Au niveau de l’Union européenne, le droit à l’avortement suscite de vifs désaccords et divise souvent les gens et les opinions. Il est généralement considéré comme ne relevant pas de la compétence de l’Union européenne, qui, s’agissant de l’égalité entre les femmes et les hommes, se concentre essentiellement sur la sphère professionnelle. Par conséquent, les rares fois où l’avortement est mentionné dans les textes de l’Union européenne, cela se passe dans le cadre de ses pouvoirs normatifs non contraignants à l’égard des pays non membres, ou dans le contexte de l’avortement forcé. Par exemple, la proposition de directive de 2022 sur la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ne fait référence qu’à l’avortement et à la stérilisation forcés.
En ce qui concerne les mesures non contraignantes relatives aux droits génésiques et au droit à l’avortement, la situation n’est pas bien meilleure. Ces mesures incluent, par exemple, la stratégie en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes (2020-2025). Toutefois, cette stratégie ne contient aucune mention des droits et services en matière d’accès à un avortement sûr et légal, ni de la SDSP. Les résolutions du Parlement européen ne constituent, elles aussi, que de simples mesures non contraignantes, ce qui ne les empêche pas de jouer un rôle crucial. En élaborant un discours commun sur un sujet donné, elles définissent de vastes principes directeurs qui viendront ensuite fonder les futures politiques contraignantes et non contraignantes. Toutefois, dans le domaine du droit à l’avortement, l’adoption de résolutions par le Parlement européen a été lente et jalonnée d’obstacles.
Le droit à l’avortement a été placé au centre des débats du Parlement européen à trois occasions : lors de la résolution Van Lancker en 200231Résolution du Parlement européen sur la santé et les droits sexuels et génésiques [2001/2128(INI)], 3 juillet 2002., lors du rapport Estrela en 201332Rapport du Parlement européen sur la santé et les droits sexuels et génésiques [2013/2040 (INI)], 2 décembre 2013. et lors de la résolution Matić en 2021. La résolution Van Lancker contenait à la fois des dispositions progressistes et conservatrices sur l’avortement : elle recommandait l’accès sécurisé et légal à l’avortement tout en soulignant également les prétendus risques de l’avortement pour la santé physique et mentale. Cette résolution a été adoptée avec 280 votes pour, 240 contre et 28 abstentions. Dix ans plus tard, au moment où la résolution Van Lancker devait être renouvelée, le rapport Estrela a remis à l’ordre du jour les questions relatives à l’avortement. Ce texte adoptait une approche progressiste fondée sur les droits et établissait un lien entre les préoccupations en matière de droits humains et l’existence de services d’avortement de haute qualité. Toutefois, ce rapport a été sévèrement condamné au Parlement européen et a suscité la riposte des mouvements antigenre, qui se sont mobilisés contre lui. Le texte n’a jamais été adopté. En revanche, la récente adoption de la résolution Matić en 2021 a marqué une avancée significative, puisque les députés y ont pris fermement position sur la situation dans les États membres, en braquant ainsi les regards sur ce qui se passe à l’intérieur de l’Union européenne. Cette résolution indiquait que 41% des femmes dans l’Union européenne vivaient sous une législation restrictive en matière d’avortement et mettait en lumière les entraves, souvent négligées, que provoquent les obstacles indirects aux services d’avortement. Bien que ce texte ait suscité des réactions fortes, mais attendues, tant au sein du Parlement européen que de la part d’organisations anti-avortement, elle a été adoptée avec 378 voix pour, 225 contre et 42 abstentions. Il est intéressant de noter que, lors des débats, les restrictions du droit à l’avortement ont été condamnées comme constituant des violations des valeurs de l’Union européenne. En d’autres termes, les partisans de la résolution Matić ont affirmé que les restrictions du droit à l’avortement n’avaient pas leur place dans l’Union européenne, en faisant ainsi du droit à un accès sûr et légal à l’avortement une valeur de l’Union européenne.
En ce qui concerne les droits génésiques et le droit à l’avortement, les groupes politiques S&D, Renew, Verts/ALE et La Gauche ont, pour l’essentiel, défini l’accès sûr et légal aux services d’avortement comme étant un droit humain et une condition essentielle à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces groupes appartenant à l’aile la plus progressiste du Parlement européen, leur soutien au droit à l’avortement était attendu. Ce qui est toutefois plus surprenant, c’est que, pour la toute première fois, ces groupes aient débattu du droit à l’avortement dans le cadre des valeurs de l’Union européenne et l’aient mis en lien avec les principes démocratiques du bloc. Ainsi, les tendances aux restrictions du droit à l’avortement ont été présentées comme des phénomènes s’inscrivant dans le cadre des ingérences antidémocratiques mondiales dans le droit à l’avortement, une référence aux lobbies étrangers qui financent les mouvements anti-avortement en Europe. Sur le plan négatif, ce discours a donné lieu à des pratiques consistant à pointer du doigt certains États membres en les traitant de pays « non avancés » et qui « ont du retard à rattraper », alors que des obstacles indirects à l’avortement existent dans la plupart des États membres. Un tel discours limite l’existence d’inégalités fondées sur le genre à quelques rares « brebis galeuses » dans l’Union européenne et perpétue l’idée selon laquelle l’Union européenne, en tant qu’organisation politique, et le Parlement européen, en tant que l’un de ses organes, défendent en principe les questions d’égalité. En totale contradiction avec les groupes susmentionnés, les groupes ECR et ID ont condamné le fait que les questions relatives au droit à l’avortement soient discutées au Parlement européen et ont prôné une stricte souveraineté nationale. Pour eux, le fait de débattre au sein du Parlement européen de décisions nationales limitant le droit à l’avortement constituait une ingérence inacceptable dans les principes de souveraineté. Cette réaction était également à attendre de la part des groupes les plus traditionnels et eurosceptiques du Parlement européen. Toutefois, leur utilisation considérable du langage propre aux droits humains pour s’opposer aux droits génésiques constitue un phénomène relativement récent, bien que largement documenté33Bérengère Marques-Pereira, L’avortement dans l’Union européenne : acteurs, enjeux et discours, CRISP, 2021.. Leur discours dénaturait la notion de dignité humaine en la concentrant sur le droit du fœtus, et passait sous silence les droits des femmes et leurs expériences des grossesses non désirées en parlant de « mères » et de « bébés ».
Harcèlement sexuel au Parlement européen
Par rapport aux deux sujets susmentionnés, la prévention du harcèlement sexuel sur le lieu de travail constitue l’une des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes les plus solidement établies dans le cadre législatif de l’Union européenne34Kathrin S. Zippel, The Politics of Sexual Harassment, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.. En effet, la question du harcèlement sexuel a été réglementée pour la première fois par la directive relative à l’égalité de traitement, avant d’être remplacée par la directive de refonte en 2006. La lutte contre le harcèlement sexuel au travail relevant du domaine de la vie professionnelle, elle était beaucoup plus facile à intégrer dans le droit de l’Union européenne que les autres questions relatives à l’égalité entre les femmes et les hommes. Étant donné que l’Union européenne est considérée avant tout comme une communauté économique et commerciale, le cadre stratégique de l’Union européenne en matière d’égalité entre les femmes et les hommes s’est tout d’abord développé sous l’angle des droits des travailleurs et de la protection du travail, un domaine dans lequel il était crucial de lutter contre le harcèlement sexuel.
Conformément à sa réputation, le Parlement européen a soutenu la codification de la lutte contre le harcèlement sexuel dans le droit de l’Union européenne35Kathrin S. Zippel, The Politics of Sexual Harassment, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.. Toutefois, les récents événements déclenchés par le mouvement #MeToo ont montré que le Parlement européen prêtait beaucoup moins d’attention à ses propres politiques en matière de harcèlement sexuel. Lorsque #MeToo a éclaté en 2017, suscitant une vague de réactions dans la plupart des pays et des secteurs, il a également eu un impact sur les institutions politiques. La polémique s’est également emparée du Parlement européen, alors que des voix commençaient à se faire entendre concernant des cas de harcèlement sexuel au Parlement européen, en imputant la responsabilité à l’absence de règlements intérieurs efficaces à ce sujet36Jeanne Ponté et al., « Bringing grassroot activism into the fight against sexual harassment in the European Parliament: the MeTooEP Movement », Foundation for European Progressive Studies, 2019..
Lors des débats sur l’adoption de la résolution sur la lutte contre le harcèlement et les abus sexuels dans l’Union européenne en 2017, certaines députées européennes ont brandi des pancartes sur lesquelles était écrit #MeToo et ont partagé leurs propres expériences de harcèlement sexuel en tant que femmes politiques et au sein du Parlement européen. Bien qu’adoptées, et en dépit des recommandations qu’elles adressaient clairement au Parlement européen lui-même, les dispositions de cette résolution n’ont pas été mises en œuvre. Aucune mesure supplémentaire contre le harcèlement sexuel au Parlement européen n’a été prise jusqu’à l’émergence de la campagne #MeTooEP, un mouvement qui est parti du personnel lui-même. Les objectifs de cette campagne étaient de sensibiliser l’opinion au caractère endémique du harcèlement sexuel au Parlement européen et de mettre en évidence les limitations des mécanismes déjà mis en place au Parlement européen pour répondre au problème. La campagne a attiré l’attention sur l’incohérence d’avoir adopté les dispositions de la résolution et de ne pas les avoir concrètement mises en œuvre. La combativité des militantes a donné une visibilité accrue au problème du harcèlement sexuel au Parlement européen et a accentué la pression sur les dirigeants de l’institution afin qu’ils réagissent. Le problème a gagné en visibilité et a contraint les groupes politiques à prendre position à son sujet.
Les groupes S&D, Renew Europe, Verts-ALE et La Gauche ont globalement défini le harcèlement sexuel comme un obstacle au fonctionnement démocratique des travaux parlementaires et un abus de pouvoir fondé sur le genre et ils ont exigé de nouvelles mesures afin de le combattre (c’est-à-dire un nouveau code de conduite et de nouvelles formations contre le harcèlement). Dans le même temps, ils ont soutenu la campagne #MeTooEP en lui donnant accès à des ressources (c’est-à-dire à des salles de réunion). Certains députés occupant des postes de direction, ainsi que des députés du groupe PPE, ont eu tendance à nier les problèmes liés au harcèlement sexuel au Parlement européen, en soulignant pour la plupart que les mesures déjà en place permettaient prétendument déjà de répondre au problème du harcèlement. Pour eux, il existait déjà des mesures visant à lutter contre le harcèlement sexuel et le problème était donc réglé. De nombreux députés issus de tous les groupes ont présenté le harcèlement sexuel comme étant une question d’ordre culturel et privé, qui nécessitait des solutions individuelles et non institutionnelles. La campagne #MeTooEP, en revanche, a élaboré un discours combatif réclamant des changements en profondeur. Elle a appelé à une réforme approfondie des institutions responsables de la mise en place des conditions qui permettent le harcèlement.
Conclusions
Des approches divergentes entre les groupes et en leur sein même au sujet des politiques relatives aux violences sexistes
Il est important de s’efforcer d’analyser les tenants et aboutissants des différents discours afin de mieux comprendre les enjeux de la progression, de la stagnation ou du déclin de l’égalité entre les hommes et les femmes en Europe. Par leurs discours, les acteurs politiques donnent un sens et apportent des solutions aux problèmes sociaux : autrement dit, ils fixent leurs agendas politiques. La politique est donc un exercice consistant à définir et à défendre sa propre vision des choses dans des joutes verbales avec les opposants politiques37Emanuela Lombardo, Petra Meier et Mieke Verloo (dir.), The discursive politics of gender equality: Stretching, bending and policy-making, Londres, Routledge, 2009.. Dans ce contexte, il est possible d’évaluer les faits avancés par les acteurs politiques et de mettre au jour leurs contradictions, leurs nuances et leurs silences sur un problème donné. Dans le domaine de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’analyse des discours a mis en lumière les processus qui maintenaient, remettaient en cause ou transformaient toutes sortes d’inégalités. Au Parlement européen, l’analyse des discours sur la norme de l’égalité entre les hommes et les femmes souligne les rapports de force des groupes politiques, les différentes formes de soutien et d’opposition aux égalités ainsi que les possibilités dont dispose le Parlement européen, en tant que décideur politique supranational, pour faire progresser l’égalité entre les hommes et les femmes.
Comme indiqué dans l’introduction, le Parlement européen est souvent décrit comme un défenseur de l’égalité entre les hommes et les femmes et un allié de taille pour les acteurs des luttes féministes. Il existe néanmoins des tensions et des contradictions, tant au sein des groupes politiques qu’entre eux, en ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans la littérature académique, il est coutume de diviser les groupes en catégories. Par exemple, ils peuvent être distingués sur la base d’un axe socio-économique gauche/droite, d’un axe opposant l’intégration à la démarcation, d’un axe pro/anti-intégration à l’Union européenne, d’un axe culturel/moral, ou d’un axe opposant les verts, altermondialistes et libertariens (VAL) aux traditionalistes, autoritaristes et nationalistes (TAN)38Voir, par exemple, Simon Hix, Abdul Noury et Gérard Roland, « Power to the Parties: Cohesion and Competition in the European Parliament, 1979-2001 », British Journal of Political Science, vol. 35, n°2, 2005, pp. 209-234 ; et Liesbet Hooghe, Gary Marks et Carole J. Wilson, « Does left/right structure party positions on European integration? », Comparative political studies, vol. 35, n°8, 2002, pp. 965-989.. Un tel cadre aide également à évaluer les attitudes des groupes vis-à-vis de l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce qui concerne les questions ayant trait aux violences sexistes, les conclusions ont confirmé l’existence de différences marquées entre les groupes. Par exemple, la ratification de la convention d’Istanbul par l’Union européenne a été contestée par les groupes de l’axe TAN, au moyen d’arguments conservateurs et eurosceptiques, et ce sont également des opinions conservatrices qui ont été invoquées pour faire taire les demandes de réformes institutionnelles contre le harcèlement sexuel au Parlement européen.
S’il existe des contradictions entre les groupes, il y en a également au sein de ceux-ci, qui sont souvent la conséquence de conflits internes entre délégations nationales de partis. Par exemple, au sein des S&D – un groupe qui soutient officiellement les politiques visant à lutter contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique –, certains députés de la délégation bulgare se sont déclarés hostiles à la convention d’Istanbul, en raison des polémiques qui faisaient rage à l’intérieur de leurs propres frontières. Plus une délégation est importante, plus elle a de poids politique : l’importance accordée aux questions d’égalité entre les hommes et les femmes dépend donc de ces vastes délégations. Par exemple, si le PPE, en tant que groupe, s’oppose souvent au droit à l’avortement et aux droits génésiques, certaines de ses délégations, par exemple celles de la Suède, de la France et de la Belgique, y sont moins opposées que les délégations les plus conservatrices comme celles de l’Italie, de Malte et de la Croatie39Émilie Mondo et Caroline Close, « Morality politics in the European Parliament. A qualitative insight into MEPs’ voting behaviour on abortion and human embryonic stem cell research », Journal of European Integration, vol. 41, n°1, 2019, pp. 105-122..
L’analyse des discours des groupes aide à évaluer l’opposition systématique de certains d’entre eux et les formes de rejets moins visibles, mais prenant progressivement de l’ampleur. S’il est plus facile de réagir aux formes évidentes d’opposition, les formes subtiles et indirectes peuvent véritablement faire obstruction à la progression des politiques en matière d’égalité entre les hommes et les femmes au Parlement européen. Une forme d’opposition directe a été, par exemple, le recours à la rhétorique relative à l’« idéologie de genre » pour délégitimer la convention d’Istanbul, tandis que l’opposition aux politiques au moyen d’arguments eurosceptiques était une forme indirecte d’opposition. Dans ce dernier cas, l’attaque ne paraît pas viser la politique elle-même, mais son caractère supranational. Les groupes sur l’axe TAN (tels qu’ECR et ID) s’opposaient systématiquement à l’élaboration supranationale de politiques visant à lutter contre les violences sexistes, notamment en contestant les compétences du Parlement européen et en délégitimant les normes relatives à l’égalité entre les hommes et les femmes. Leur opposition a provoqué la réaction des acteurs progressistes au Parlement européen, qui, en réponse, se sont alliés plus solidement et en plus grand nombre contre les tendances à la régression. Des alliances ont été nouées afin de défendre des thèmes que certains acteurs n’aborderaient pas seuls. Par exemple, lors de l’adoption de la résolution Matić, les restrictions du droit à l’avortement ont été débattues dans le cadre de deux réunions conjointes avec la commission FEMM et la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) et avec FEMM et la commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (INGE), alors que ni LIBE ni INGE ne travaillent d’habitude sur les questions ayant trait à l’avortement.
Une autre conclusion importante concerne la difficulté pour le Parlement européen et ses groupes de faire face à leurs propres limites. Par exemple, les groupes sur l’axe VAL (par exemple S&D, Renew, Verts-ALE et La Gauche), qui soutiennent assez uniformément l’égalité entre les hommes et les femmes et se définissent comme des défenseurs des droits humains et des questions d’égalité, oublient souvent leurs propres contradictions. Par exemple, lors des débats sur la résolution Matić, ils ont régulièrement rejeté la faute sur quelques « brebis galeuses » (à savoir les groupes de la droite radicale tels qu’ECR et ID, ou certains États membres, en particulier la Pologne), mais ont omis de mentionner les formes d’opposition que l’on retrouve dans leurs propres rangs, ou les formes d’entraves indirectes au droit à l’avortement qui existent dans la plupart des États membres. De même, le Parlement européen se positionne souvent en tant que défenseur de l’égalité entre les femmes et les hommes, en tant que bonne institution, mais oublie ses propres politiques internes, responsables de cas de harcèlement sexuel. Or, la réalisation des objectifs en matière d’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas la responsabilité de quelques « brebis galeuses », mais de tous les acteurs, à qui il revient de contrôler leurs propres pratiques.
Considérations spéciales relatives au PPE
Il importe de formuler quelques considérations spéciales concernant le groupe PPE, en raison des considérables tensions internes qu’il connaît au sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes et des questions ayant trait aux violences sexistes et sexuelles. Ce groupe est connu pour sa neutralité sur les questions d’égalité et de droits humains. Lors des débats sur la ratification de la convention d’Istanbul par l’Union européenne et sur le droit à l’avortement dans l’Union européenne, le PPE a généralement invoqué l’argument de la subsidiarité et l’absence de compétences européennes dans ce domaine, en détournant les discussions de leur véritable sujet. Sur la question du harcèlement sexuel, le groupe a défendu le statu quo, c’est-à-dire l’utilisation des mécanismes existants au lieu de la création de nouveaux outils. En ce sens, ceux qui réclamaient des réformes internes afin de prévenir le harcèlement sexuel étaient, aux yeux du PPE, des fauteurs de troubles.
Le groupe s’est aussi largement prévalu du principe de subsidiarité pour définir les politiques en matière de violences sexistes comme relevant de la compétence des États membres. Il s’agit là d’une stratégie clé qui empêche de faire progresser l’égalité entre les hommes et les femmes au Parlement européen. La subsidiarité constitue un argument très persuasif, étant donné que c’est son existence qui a permis le développement d’une forme d’administration supranationale (c’est-à-dire l’Union européenne). En limitant les pouvoirs des instances supranationales, le principe de subsidiarité a permis d’obtenir un consensus plus large, en convainquant les réticents de transférer des compétences souveraines à ces instances. Les chercheurs actifs dans les domaines de la politique et du genre ont démontré que la « carte de la subsidiarité » était stratégiquement utilisée dans les débats sur l’égalité entre les femmes et les hommes afin de détourner l’attention du contenu proprement dit de la norme et de la focaliser plutôt sur des aspects « techniques40Barbara Havelková, « Women on company boards: Equality meets subsidiarity », Cambridge Yearbook of European Legal Studies, vol. 21, 2019, pp. 187-216. ». Cette stratégie a été empiriquement démontrée en ce qui concerne les droits humains et le droit à l’avortement.
Le principe de subsidiarité limite les résultats qui peuvent être obtenus au Parlement européen en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en obligeant les acteurs progressistes à revoir à la baisse leurs exigences. Ceux-ci se retrouvent contraints de reconnaître les limites imposées par le principe de subsidiarité et le droit de l’Union, et de justifier leurs actions au regard de ce principe. En outre, cette stratégie discursive sert les intérêts des groupes antigenre et eurosceptiques en empêchant d’intégrer davantage les politiques en matière d’égalité entre les femmes et les hommes dans le droit de l’Union. Il est préoccupant pour la démocratie que le plus vaste groupe politique au Parlement européen, le PPE, s’oppose indirectement à l’élaboration de politiques européennes sur les questions ayant trait aux violences sexistes et sexuelles en invoquant le principe de subsidiarité, ce qui profite également, en fin de compte, aux groupes eurosceptiques et de la droite radicale.
En tant que plus grand et plus ancien groupe au Parlement européen, le PPE est puissant. Le fait qu’il n’ait pas soutenu les récentes mesures en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine des violences sexistes et sexuelles est réellement préoccupant pour l’évolution de cette norme au niveau supranational. La forme d’opposition choisie par le groupe pour faire obstacle à certains aspects de l’égalité entre les femmes et les hommes est moins évidente à repérer et donc plus difficile à combattre.
Observations finales sur le PE en tant que décideur politique supranational en matière d’égalité entre les femmes et les hommes
Les conclusions présentées ci-dessus montrent que le Parlement européen ne soutient toujours pas à l’unanimité l’égalité entre les femmes et les hommes, mais se compose de différents groupes politiques qui ont des opinions politiques divergentes quant à la question de savoir si et comment cette égalité devrait être garantie dans l’Union européenne. Les groupes sont eux-mêmes hétérogènes, en raison de leurs contradictions internes, essentiellement entre les différentes délégations nationales. Ce que ces conclusions nous disent sur le Parlement en tant que décideur politique supranational en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est que si le Parlement se présente comme un défenseur de l’égalité, il doit rester vigilant à l’égard de ses propres pratiques institutionnelles inéquitables – en ce qui concerne l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi le racisme41Johanna Kantola, Anna Elomäki, Barbara Gaweda, Cherry Miller, Petra Ahrens et Valentine Berthet, «“It’s Like Shouting to a Brick Wall”: Normative Whiteness and Racism in the European Parliament », American Political Science Review, vol. 117, n°1, 2023, pp. 184-199. – et doit combattre l’opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes, y compris lorsqu’elle est subtile.
Les stratégies d’opposition ont divers effets sur la politique au sein du Parlement européen. Elles imposent des limites sur ce que les acteurs progressistes peuvent dire au sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes. Face aux protestations de l’opposition, les acteurs de l’égalité progenre minimisent leur ambition, afin de paraître moins menaçants. Ils sont également contraints de se positionner vis-à-vis de ces attaques (choisir d’y répondre ou non, et comment). L’opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes est également utilisée par les acteurs antigenre comme un outil qui leur permet de s’opposer à l’Union européenne dans sa globalité. Leur opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes vise à limiter le pouvoir de l’Union européenne en limitant les possibilités pour le Parlement européen d’agir en tant que décideur politique supranational en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. La menace que représentent les groupes populistes et eurosceptiques de la droite radicale justifie elle aussi, pour certains, la nécessité de respecter une stricte application du principe de subsidiarité. Selon eux, ce dernier permet à l’Union européenne de ne pas outrepasser ses compétences et de paraître moins menaçante. Enfin, l’urgente nécessité de combattre l’opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes exige de s’unir autour des valeurs de l’Union européenne. Toutefois, cet objectif ne devrait pas être atteint au prix d’une division de certains groupes et États membres entre « progressistes » et « non avancés ».
Recommandations
Eu égard aux conclusions et à l’analyse qui précèdent, cette étude formule les grandes recommandations stratégiques suivantes.
La ratification de la convention d’Istanbul par l’Union européenne est primordiale
- L’Union européenne doit ratifier la convention d’Istanbul et adopter la proposition de directive de 2022 sur la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ces deux textes se complétant mutuellement.
La protection du droit à l’avortement dans l’Union européenne fait partie du rôle démocratique du Parlement européen
- Il est important d’adopter des mesures, même non contraignantes, sur le droit à l’avortement et la SDSP. Les mesures symboliques ne doivent pas être sous-estimées, car elles définissent de grands principes directeurs et servent ensuite de bases aux futures politiques contraignantes et non contraignantes. Leur institutionnalisation ou leur traduction en mesures contraignantes exécutoires est l’objectif final.
Il est nécessaire de réformer le Parlement européen afin de prévenir et de lutter contre le harcèlement sexuel
- Il est important de mettre en œuvre les dispositions adoptées dans la résolution de 2017 sur la lutte contre le harcèlement et les abus sexuels dans l’Union européenne, y compris les recommandations ciblant le Parlement européen.
- Le Parlement européen et les groupes politiques doivent établir un cadre juridique global faisant clairement comprendre que la violence est inacceptable et comportant des mesures de soutien appropriées en matière de signalement. Ce cadre devrait inclure des codes de conduite, fournir les possibilités et les moyens de signaler les faits commis, reconnaître les défis à relever, encourager la collecte de données publique/menée par l’État et être transparent. Un leadership actif et éclairé est essentiel à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et le harcèlement sexuel au Parlement européen.
- La prévention des violences sexistes et sexuelles et du harcèlement sexuel au Parlement européen et dans les groupes politiques nécessite de combattre la culture de l’impunité et de favoriser un environnement de travail sain et de bonne qualité. Par exemple, la boîte à outils élaborée par le BIDDH fournit des orientations afin de lutter contre la violence à l’égard des femmes en politique tant dans le cadre des pratiques internes que dans les processus décisionnels42Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe « Addressing violence against women in politics in the OSCE Region: Toolkit », 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/odihr/530272..
Progression du processus politique en matière d’égalité entre les femmes et les hommes
- Lutter contre l’opposition à l’égalité entre les femmes et les hommes dans les processus politiques nécessite un effort coordonné, par exemple en encourageant la constitution d’alliances formelles entre groupes politiques et commissions.
- Il est important que les groupes politiques examinent et déterminent eux-mêmes quelles sont les formes d’opposition qui prévalent au niveau interne et élaborent des mesures formelles qui permettent d’y répondre.
- Aborder les questions d’égalité entre les femmes et les hommes dans le cadre des valeurs de l’Union européenne peut constituer une solution efficace. Les valeurs de l’Union européenne ont une fonction normative qui peut être utilisée stratégiquement pour faire progresser les objectifs en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Il convient toutefois de garder à l’esprit le fait qu’exclure certains groupes politiques ou certains États membres et tracer des frontières entre les acteurs dits « progressistes » et les « mauvais élèves » est, à terme, contreproductif et renforce l’hostilité à l’égard de l’Union européenne.
- Les bonnes pratiques peuvent notamment consister à inclure les objectifs en matière d’égalité entre les femmes et les hommes dans les engagements formels du Parlement européen et des groupes politiques en faveur de la transparence et de la lutte contre les principes antidémocratiques.
- Enfin, l’égalité doit être défendue comme étant une valeur démocratique non négociable dans l’Union européenne à chaque fois que cela est possible, même au simple niveau des débats et mesures non contraignantes, car ceux-ci créent un environnement dans lequel l’égalité entre les femmes et les hommes est protégée.
- 1Basée au Centre d’études européennes de l’université d’Helsinki, Valentine Berthet est chercheuse postdoctorale dans le projet du CER « EUGenDem » ainsi que dans le projet Horizon 2020 « CCINDLE ». Elle travaille sur les politiques d’égalité entre les femmes et les hommes des groupes politiques du Parlement européen et sa toute dernière étude en date a été publiée dans American Political Science Review, le Journal of Common Market Studies et Social Politics.
- 2L’autrice voudrait remercier Laeticia Thissen de lui avoir donné l’opportunité de faire de sa thèse doctorale une étude politique, ainsi que ses collègues d’EUGenDem, Johanna Kantola, Anna Elomäki, Petra Ahrens, Barbara Gaweda et Cherry Miller, pour leur soutien constant et leurs retours pendant et après leur projet de recherche.
- 3Clara Bauer-Babef et Eleonora Vasques, « Interdiction de l’avortement : en Pologne, des morts qui auraient pu être évitées », Euractiv, 18 novembre 2022 et Giedre Peseckyte, « Ukraine : viols, traite des êtres humains et pas d’accès à l’avortement pour les réfugiés en Pologne », Euractiv, 5 mai 2022.
- 4Projet EUGenDem, université d’Helsinki.
- 5Valentine Berthet, « Norm under fire: support for and opposition to the European Union’s ratification of the Istanbul Convention in the European Parliament », International Feminist Journal of Politics, vol. 24, n°5, 2022, pp. 675-698 ; Valentine Berthet, « United in Crisis: Abortion Politics in the European Parliament and Political Groups’ Disputes over EU Values », Journal of Common Market Studies, vol. 60, n°6, juillet 2022, pp. 1797-1814 ; Valentine Berthet, « Mobilization Against Sexual Harassment in the European Parliament: The MeTooEP Campaign », European Journal of Women’s Studies, vol. 29, n°2, 2022, 331-346 ; Valentine Berthet et Johanna Kantola, « Gender, violence, and political institutions: struggles over sexual harassment in the European Parliament», Social Politics, vol. 28, n°1, 2021, pp. 143-167.
- 6Birgit Locher, « Gendering the EU policy process and constructing the gender acquis », dans Gabriele Abels et Joyce Marie Mushaben (dir.), Gendering the European Union, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, pp. 63-84.
- 7Petra Ahrens et Agustín L. Rolandsen, Gendering the European Parliament: Structures, Policies, and Practices, Londres, ECPR Press, 2019.
- 8Johanna Kantola et Cherry Miller, « Gendered leadership in the European Parliament’s political groups », dans Henriette Müller et Ingeborg Tömmel (dir.), Women and leadership in the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2022.
- 9Johanna Kantola, Gender and the European Union, Basingstoke, Palgrave, 2010.
- 10Johanna Kantola et Emanuela Lombardo, « Strategies of Right Populists in Opposing Gender Equality in a Polarized European Parliament », International Political Science Review, vol. 42, n°5, 2021, pp. 565-579.
- 11Elena Zacharenko, Anti-gender mobilisations in Europe: Study for policy makers on opposition to sexual and reproductive health and rights (SRHR) in European institutions, 2020.
- 12Petra Ahrens, Johanna Kantola et Anna Elomäki (dir.), European Parliament’s Political Groups in Turbulent Times, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2022.
- 13Petra Ahrens, Barbara Gaweda et Johanna Kantola, « Reframing the language of human rights? Political group contestations on women’s and LGBTQI rights in European Parliament debates », Journal of European Integration, 2021, pp. 1–17.
- 14Valentine Berthet, The Discursive Politics of Gendered Violence and Bodily Rights in the European Parliament, Tampere University, 2022.
- 15Agnieszka Graff et Elzbieta Korolczuk, Anti-gender politics in the populist moment, Routledge, New York, 2022, p. 212.
- 16Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2017 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, disponible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0329_FR.html.
- 17Résolution du Parlement européen du 24 juin 2021 sur la situation concernant la santé et les droits génésiques et sexuels dans l’Union, dans le cadre de la santé des femmes, 2020/2215(INI), accessible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0314_FR.html.
- 18Projet EUGenDem, université d’Helsinki.
- 19Valentine Berthet, The Discursive Politics of Gendered Violence and Bodily Rights in the European Parliament, Tampere University, 2022.
- 20Andrea Krizsán et Conny Roggeband, Politicizing gender and democracy in the context of the Istanbul Convention, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2021.
- 21Pour une liste des États signataires, voir le site du Conseil de l’Europe.
- 22Elzbieta Korolczuk, « Counteracting Challenges to Gender Equality in the Era of Anti-Gender Campaigns: Competing Gender Knowledges and Affective Solidarity », Social Politics, vol. 27, n°4, 2020, pp. 694-717.
- 23Roman Kuhar et David Paternotte, Anti-Gender Campaigns in Europe: Mobilizing against Equality, Londres, Rowman & Littlefield, 2017.
- 24Sara De Vido, « The ratification of the Council of Europe Istanbul Convention by the EU: A step forward in the protection of women from violence in the European legal system », European Journal of Legal Studies, vol. 9, n°2, 2017, pp. 69-102.
- 25Résolution du Parlement européen du 15 février 2023 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Accessible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2023-0047_FR.html.
- 26Cour de justice de l’Union européenne, communiqué de presse n° 176/21.
- 27Commission européenne, 2022/0066(COD), « Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique », accessible à l’adresse suivante : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52022PC0105.
- 28Résolution du Parlement européen du 12 septembre 2017 sur la proposition de décision du Conseil portant conclusion, par l’Union européenne, de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, disponible à l’adresse suivante : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0329_FR.html.
- 29Lynda Gilby, Meri Koivusalo et Salla Atkins « Global health without sexual and reproductive health and rights? Analysis of United Nations documents and country statements, 2014-2019 », BMJ Global Health, vol. 6, n°3, 2021.
- 30Voir, par exemple, l’« Atlas des politiques européennes en matière d’avortement » du Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs, 28 septembre 2021, disponible (en anglais) à l’adresse suivante : https://www.epfweb.org/node/857.
- 31Résolution du Parlement européen sur la santé et les droits sexuels et génésiques [2001/2128(INI)], 3 juillet 2002.
- 32Rapport du Parlement européen sur la santé et les droits sexuels et génésiques [2013/2040 (INI)], 2 décembre 2013.
- 33Bérengère Marques-Pereira, L’avortement dans l’Union européenne : acteurs, enjeux et discours, CRISP, 2021.
- 34Kathrin S. Zippel, The Politics of Sexual Harassment, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
- 35Kathrin S. Zippel, The Politics of Sexual Harassment, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
- 36Jeanne Ponté et al., « Bringing grassroot activism into the fight against sexual harassment in the European Parliament: the MeTooEP Movement », Foundation for European Progressive Studies, 2019.
- 37Emanuela Lombardo, Petra Meier et Mieke Verloo (dir.), The discursive politics of gender equality: Stretching, bending and policy-making, Londres, Routledge, 2009.
- 38Voir, par exemple, Simon Hix, Abdul Noury et Gérard Roland, « Power to the Parties: Cohesion and Competition in the European Parliament, 1979-2001 », British Journal of Political Science, vol. 35, n°2, 2005, pp. 209-234 ; et Liesbet Hooghe, Gary Marks et Carole J. Wilson, « Does left/right structure party positions on European integration? », Comparative political studies, vol. 35, n°8, 2002, pp. 965-989.
- 39Émilie Mondo et Caroline Close, « Morality politics in the European Parliament. A qualitative insight into MEPs’ voting behaviour on abortion and human embryonic stem cell research », Journal of European Integration, vol. 41, n°1, 2019, pp. 105-122.
- 40Barbara Havelková, « Women on company boards: Equality meets subsidiarity », Cambridge Yearbook of European Legal Studies, vol. 21, 2019, pp. 187-216.
- 41Johanna Kantola, Anna Elomäki, Barbara Gaweda, Cherry Miller, Petra Ahrens et Valentine Berthet, «“It’s Like Shouting to a Brick Wall”: Normative Whiteness and Racism in the European Parliament », American Political Science Review, vol. 117, n°1, 2023, pp. 184-199.
- 42Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe « Addressing violence against women in politics in the OSCE Region: Toolkit », 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/odihr/530272.