« Bas les masques ! » : sociologie des militants anti-masques

L’obligation du port du masque est loin de faire l’unanimité, et aucun pays ne semble échapper à l’émergence de mouvements de contestation, comme à Berlin, le 1er août dernier, où 20 000 personnes ont manifesté. En France, si le phénomène apparaît d’une ampleur plus modérée, des centaines de personnes se sont réunis à Paris le 29 août aux cris de « Liberté, liberté ! ». Qui sont ces militants anti-masques ? Peut-on définir un profil type ? Après avoir décrypté les soutiens du professeur Raoult, Antoine Bristielle s’est immergé dans les groupes Facebook anti-masques.

Depuis plusieurs semaines, les cas de contamination à la Covid-19 sont en augmentation et la crainte d’une seconde vague épidémique est plus actuelle que jamais au sein de la quasi-totalité de la communauté scientifique. Dans ces circonstances alarmantes, de nombreux gouvernements ont renforcé les mesures censées limiter la propagation de l’épidémie en rendant notamment obligatoire le port du masque. En l’absence de traitements efficaces et dans l’attente d’un vaccin encore hypothétique, le port du masque semble, en effet, être le meilleur moyen de freiner la propagation de l’épidémie. Ainsi, en France, depuis le 20 juillet 2020, le port du masque a été rendu obligatoire dans tous les lieux publics clos tandis que de nombreuses municipalités l’ont également rendu obligatoire en extérieur au moins sur certaines portions de leur commune. 

Pourtant, dans différents pays, ces mesures sont loin de faire l’unanimité si bien qu’aucun n’échappe réellement à l’émergence d’un mouvement anti-masques. En témoignent par exemple les 20 000 personnes ayant manifesté à Berlin le 1er août dernier pour protester contre cette obligation. De nouveau, le 29 août, jusqu’à 38 000 « corona-sceptiques » se sont réunis dans la capitale allemande. Ce grand rassemblement a été l’occasion d’un rapprochement avec la droite radicale qui a marqué le mouvement de son empreinte. Au Royaume-Uni, plusieurs milliers de mécontents se sont réunis à Londres sur la place de Trafalgar Square, traitant le coronavirus de « canular » et exigeant la fin des mesures de restriction. Le continent américain est lui aussi touché par cette vague de manifestations. Au Québec, depuis fin juillet 2020, des milliers d’anti-masques dénoncent dans les rues de Québec ou de Montréal la mise en place d’une « dictature sanitaire ». En France, si le phénomène apparaît d’une ampleur plus modérée, des centaines de personnes se sont réunis à Paris le 29 août aux cris de « Liberté, liberté ! ». Dans l’opinion publique, si 64% des citoyens souhaitent bel et bien que le port du masque soit obligatoire même dans les lieux publics ouverts – soit une augmentation de vingt points en l’espace de trois semaines  – il n’en demeure pas moins qu’une riposte des anti-masques s’organise. Sur les réseaux sociaux, et en particulier sur Facebook, de nombreux groupes se sont créés afin de revendiquer leur refus du port du masque. Mais qui sont ces anti-masques et pourquoi refusent-ils une telle mesure de santé publique ? 

Pour répondre à cette question nous utilisons une méthodologie à la fois quantitative et qualitative. Du 10 août au 19 août 2020, un lien menant à un questionnaire hébergé sur la plateforme Qualtrics a été posté à intervalles réguliers sur les différents groupes Facebook s’opposant au port du masque. Il était demandé aux membres de ces différents groupes de répondre à ce questionnaire d’une durée approximative de dix minutes afin de « se faire entendre » et d’exprimer les raisons de leur refus de porter le masque. En l’espace de neuf jours, plus de 1000 individus ont participé à l’enquête. En choisissant un item de questions posées également à l’ensemble de la population française dans des enquêtes récentes mais également dans une étude menée à l’automne 2018 sur les groupes Facebook de « gilets jaunes », nous sommes ainsi en mesure d’estimer la spécificité des anti-masques par rapport au reste de la population française. 

Une telle méthodologie ne prétend bien sûr pas à la représentativité de l’ensemble des anti-masques dans la population française. Néanmoins, de par son ampleur, cette étude donne un très bon aperçu du profil des individus qui se mobilisent en ligne pour faire entendre leur voix et qui ont ainsi toutes les chances d’agir comme des relais et des leaders d’opinion dans leurs cercles familiaux, amicaux, voire professionnels. Par ailleurs, une enquête de ce type permet à la fois d’étudier d’une manière quantitative le profil sociopolitique de ces individus tout en ayant accès, d’une manière plus qualitative cette fois, aux arguments directement utilisés par ces anti-masques pour justifier leur opposition. 

Les quatre raisons de la colère

Lorsque l’on demande à ces individus d’expliciter les raisons de leur opposition au port du masque, quatre raisons ressortent très majoritairement. D’une part, le masque serait inutile : il ne serait pas en mesure de protéger efficacement contre le virus. Cet argument est, par ailleurs, largement utilisé par certaines figures médiatiques telles que le « gilet jaune » Maxime Nicolle : si de la fumée de cigarette passe à travers le masque, c’est bien la preuve qu’il en est de même pour le virus. De même, Jean-Marie Bigard, dans une vidéo postée sur Facebook, est venu expliquer, non sans grâce, à ses 1,2 million de followers que si l’odeur d’une flatulence passait à travers un slip et un jean, alors un virus passait forcément à travers un masque. Un second argument vient prolonger le premier en le durcissant : le masque ne serait pas seulement inutile, il serait dangereux en ne permettant pas une oxygénation suffisante et/ou en constituant un véritable nid à bactéries susceptible d’entraîner des complications médicales dramatiques. 

Si ces deux premiers arguments portent explicitement sur l’aspect médical du masque, les deux suivants s’en détachent largement. La troisième ligne argumentative se concentre pour sa part sur l’épidémie elle-même : cette dernière serait terminée, voire n’aurait jamais vraiment existé, et les gouvernements nous mentiraient lorsqu’ils essaieraient de nous faire croire le contraire. Mais, pourquoi des gouvernements tenteraient de nous faire croire en une épidémie qui n’existe pas ? C’est là où le quatrième argument rentre en scène : le but de l’obligation du port du masque serait d’asservir la population, de la priver de sa liberté. En somme, le masque ne serait en tout et pour tout qu’une « muselière » destinée à tester la servilité de la population et serait annonciateur de la mise en place d’un nouvel ordre mondial sans liberté aucune pour le citoyen. Ceux ne comprenant pas cela étant bien sûr des « moutons ».

Si ces quatre arguments se heurtent méthodiquement à l’ensemble des faits scientifiques, ils en disent néanmoins déjà beaucoup sur le profil des individus qui les développent : défiance institutionnelle, refus des contraintes, croyance dans les thèses complotistes… Comme nous allons le voir dans les prochains paragraphes, ces aspects sont largement confirmés lorsque l’on se livre à la partie quantitative de l’étude. 

La défiance institutionnelle comme terreau de la contestation

Pourquoi ne pas croire aux vertus du masque, pourquoi croire en sa dangerosité ? Principalement parce que la confiance dans les institutions et les représentants politiques qui promeuvent ces mesures a atteint chez ces individus un niveau abyssal. Chez les personnes interrogées, le taux de confiance dans l’institution présidentielle est de 6%, celui dans les partis politiques de 2%. Cette défiance institutionnelle rejaillit immanquablement sur les responsables politiques au pouvoir. Seules 2% des personnes interrogées ont confiance en Emmanuel Macron et 3% en Jean Castex. 

 

Graphique 1. Confiance institutionnelle

 

Par ailleurs, même des institutions non directement politiques comme les syndicats bénéficient d’une très faible confiance (10%). Les hôpitaux, récoltant habituellement la confiance d’une large majorité des Français (87%), sont là aussi tancés avec un taux de confiance dépassant péniblement la moyenne (53%). Tout ce qui ressemble de près ou de loin à une institution bénéficie d’un taux de confiance particulièrement faible. 

Dès lors, deux lectures de ce phénomène peuvent se faire. Tout d’abord, il est nécessaire d’insister sur le différentiel de confiance sur ces différents items entre les anti-masques et le reste de la population. Ce sont clairement les franges les plus défiantes de la population qui manifestent leur refus de porter le masque, parce que justement elles n’ont aucune confiance dans la parole institutionnelle en général et dans celle des institutions politiques en particulier. Dans ce contexte, il est par ailleurs nécessaire de noter que la communication on ne peut plus hésitante du gouvernement, ayant d’abord déconseillé le port du masque avant de le rendre obligatoire quelques mois plus tard, n’a pu que renforcer ce phénomène. 

Néanmoins, insister trop longuement sur le différentiel de confiance qu’il existe entre les anti-masques et le reste de la population française manquerait un point essentiel : les niveaux de défiance sont extrêmement importants au sein de l’ensemble de la population française. Seulement 34% des Français déclarent avoir confiance dans l’institution présidentielle, 13% dans les partis politiques, et ce phénomène ne fait que s’accélérer. En utilisant les données du Baromètre de la confiance politique du Cevipof, Luc Rouban montre, par exemple, qu’entre 2009 et 2020, la confiance dans l’Assemblée nationale est passée de 39% à 26%. 

Si, dans les périodes « ordinaires », ces niveaux de défiance politique passent relativement inaperçus et les institutions arrivent à fonctionner malgré une très faible approbation des citoyens, la situation se complique dans des circonstances exceptionnelles. Alors que les mesures d’exception qui sont prises nécessiteraient une large approbation, elles suscitent, au contraire, la méfiance, le scepticisme et finalement le rejet de la part de ces individus manifestant au préalable une très forte défiance envers les institutions. 

Un rejet des élites et des attitudes populistes

Sans réelle surprise, cette défiance politique se traduit par un comportement politique tout à fait singulier. Tout d’abord, un nombre important d’anti-masques ne s’est pas exprimé lors du premier tour de la présidentielle de 2017 : 18% se sont abstenus, 14% ont voté blanc ou nul et 10% n’étaient même pas inscrits sur les listes électorales, soit un total de plus de 40%. Quant à ceux qui se sont exprimés, le vote pour les candidats antisystème de gauche et de droite y était largement majoritaire : Jean-Luc Mélenchon récolte 20% de leur suffrage et Marine Le Pen 27%. 

Ces résultats électoraux sont en totale cohérence avec le fort niveau de défiance enregistré chez ces individus. Celui-ci se répercute également via un rejet de l’opposition gauche/droite, 61% des personnes interrogées déclarent ne pas se reconnaître dans l’opposition gauche/droite, un chiffre bien supérieur à ce que l’on retrouve dans le reste de la population française et qui marque avant toute chose le rejet des partis politiques se positionnant sur cet axe gauche/droite.

Ce rejet des institutions et des partis politiques classiques se traduit également par des attitudes populistes. Si ce thème a largement été galvaudé dans les médias et est désormais utilisé comme un synonyme de démagogie, il correspond néanmoins à une tout autre réalité. De nombreux chercheurs aux positions épistémologiques différentes ont, en effet, montré qu’à la traditionnelle opposition gauche/droite se rajouterait, voire viendrait remplacer, une opposition entre le peuple, considéré par essence comme vertueux et des élites jugées corrompues. À ce niveau, l’échelle inventée par Agnes Akkerman et al. permet de déceler l’attrait des citoyens pour les thèses populistes. 

 

Tableau 1. Échelle d’Akkerman et al. du populisme
 

Anti-masques

Ensemble de la population

Les responsables politiques doivent suivre la volonté du peuple

87%

80%

C’est le peuple et pas les responsables politiques qui devraient prendre les décisions politiques les plus importantes

82%

58%

Les différences politiques entre l’élite et le peuple sont plus grandes que les différences au sein du peuple

80%

68%

Je préfère être représenté par un citoyen ordinaire que par un responsable politique professionnel

76%

58%

Les hommes politiques parlent trop et n’agissent pas assez

84%

89%

En politique, lorsqu’on parle de compromis, c’est qu’on renonce en réalité à ses principes

58%

45%

 

À ce niveau, les résultats sont édifiants. Sur les six questions de l’échelle, l’accord des anti-masques concernant les considérations populistes est en moyenne douze points supérieur à ce que l’on constate dans l’ensemble de la population. 82% des anti-masques interrogés sont ainsi d’accord pour dire que le peuple et non les responsables politiques devraient prendre les décisions politiques les plus importantes, contre 58% des Français. De même, 76% de ces individus préféreraient être représentés par un citoyen ordinaire que par un responsable politique professionnel, soit un chiffre également largement supérieur à celui observé chez l’ensemble des Français. 

En termes politiques, l’adhésion aux théories populistes ne se traduit pas seulement par une critique des élites dirigeantes, mais également par la volonté que le « peuple » – aussi abstrait que ce terme puisse être – reprenne la main sur les élites politiques. Si cela peut se traduire électoralement par un survote pour les partis anti-système, comme le notait Gilles Ivaldi lorsqu’il analysait la présidentielle de 2017, une autre manifestation de ce phénomène est l’apparition de mouvements et d’actions échappant totalement au contrôle des institutions et partis politiques classiques. Le mouvement des « gilets jaunes » de l’automne 2018 en est certainement la meilleure représentation. Dans ces circonstances, le mouvement des anti-masques, aussi éclaté et peu institutionnalisé soit-il, est également le symptôme que les citoyens veulent se saisir pleinement des questions politiques, sans attendre d’éventuelles consignes d’institutions et de partis qui ne bénéficient de toute manière plus de leur confiance. 

Un refus des contraintes et des attitudes libertaires

Avec la forte défiance politique et institutionnelle, l’adhésion au libertarisme est ce qui caractérise le mieux les anti-masques présents sur les réseaux sociaux. Le libertarisme, très étudié aux États-Unis mais largement délaissé de ce côté-ci de l’Atlantique, désigne des attitudes favorisant à la fois un libéralisme sur le plan économique (refus de l’ingérence de l’État dans l’économie et de toute forme de redistribution) et sur le plan moral (acceptation du mariage gay par exemple). En menant une étude quantitative de grande ampleur, Joseph Goodman montrait ainsi que 7% des Américains peuvent être considérés comme libertariens tandis que 15% présentaient également des penchants libertaires. Or, comme montré dans l’introduction, un des arguments couramment utilisé par les anti-masques pour justifier leur opposition au masque est qu’il ne serait que le symbole de la volonté d’asservir la population. L’obligation du port du masque serait largement contraire au principe de la liberté individuelle. 

Ravi Iyer et al. développent ainsi une série de questions censées présenter l’adhésion des citoyens américains aux théories libertaires. Malheureusement, aucune étude de la sorte n’a été menée en population générale dans le cas français, il n’est donc pas possible d’effectuer de comparaison. Néanmoins, l’analyse des données brutes montre un attrait extrêmement important des anti-masques pour les positionnements libertaires. 87% des anti-masques interrogés sont ainsi d’accord avec l’idée selon laquelle la société fonctionne mieux lorsqu’elle laisse les individus prendre la responsabilité de leur propre vie sans leur dire quoi faire. 95% pensent que le gouvernement s’immisce beaucoup trop dans notre vie quotidienne, 59% que chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut. 

De ce point de vue, l’attrait pour les théories libertaires combiné à une défiance structurelle envers les institutions politiques explique largement le refus du port du masque. Les contraintes, en particulier lorsqu’elles émanent d’un État aux institutions honnies, sont difficilement tolérées et sont ainsi susceptibles d’entraîner la réaction virulente des anti-masques que l’on constate aujourd’hui. 

Une forte sensibilité aux théories conspirationnistes

Lorsque la défiance envers les principales institutions est si importante, l’adhésion aux thèses les plus complotistes se trouve facilitée. C’est ce que l’on remarque largement parmi les anti-masques présents sur les groupes Facebook. 

 

Tableau 2. Comportement complotiste
 

Anti-masques

Ensemble de la population

Le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins

90%

43%

L’accident de voiture au cours duquel Lady Diana a perdu la vie est en fait un assassinat maquillé

52%

34%

Les « Illuminati » sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population

52%

27%

L’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée

56%

35%

Il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale

57%

22%

 

90% de ces individus sont d’accord pour dire que le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la réalité sur la nocivité des vaccins. C’est près de cinquante points de plus que ce que l’on constate dans l’ensemble de la population française. Mais cet intérêt pour les thèses conspirationnistes ne se réduit pas aux seules questions médicales. 57% des anti-masques croient en l’existence d’un complot sioniste, 56% en la théorie du grand remplacement, 52% aux « Illuminati »… Des chiffres à chaque fois bien supérieurs à ceux constatés dans l’ensemble de la population. Pour le dire d’une manière plus synthétique, 63% des anti-masques présents sur les réseaux sociaux croient à plus de la moitié des thèses complotistes qui leur sont présentées. 

Des caractéristiques sociodémographiques singulières

Selon la littérature scientifique sur le sujet, l’attrait pour les théories conspirationnistes tout comme la forte défiance politique serait avant toute chose le fait d’individus plutôt jeunes et appartenant aux classes populaires. De même les profils masculins y sont a priori surreprésentés.

Pourtant, notre enquête met en lumière des anti-masques au profil tout à fait différent. D’une part, les femmes sont surreprésentées à près de 63%. D’autre part, l’âge de ces individus est relativement élevé avec une moyenne de cinquante ans. Leur niveau d’éducation est, lui aussi, assez haut avec un Bac+2 en moyenne. Dès lors, les catégories sociales supérieures y sont également surreprésentées : les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 36% des personnes interrogées alors que leur poids n’est que de 18% dans l’ensemble de la population française. Au contraire, les ouvriers et employés ne représentent que 23% des anti-masques interrogés, soit la moitié de leur poids réel dans la population française. 

 

Graphique 2. Catégories socioprofessionnelles

 

Deux explications à ce phénomène peuvent être avancées. Tout d’abord, il est nécessaire de différencier les individus partageant des valeurs et ceux se mobilisant pour défendre ces valeurs. Comme nous le disions plus haut, la défiance institutionnelle est un phénomène de fond rassemblant un nombre considérable d’individus. Ceux qui se mobilisent sur certains sujets à cause de leur défiance institutionnelle ne sont cependant pas automatiquement représentatifs de la moyenne des individus défiants. Dès lors, l’explication principale du profil sociodémographique provient très certainement de l’attrait de ces individus pour les théories libertaires. En effet, les différentes recherches menées aux États-Unis, ont montré que c’était somme toute un phénomène assez élitiste : l’adhésion au libertarisme augmente avec le niveau de diplôme et de salaire.

L’influence des réseaux sociaux dans la formation de bulles cognitives

Si la forte défiance caractéristique des anti-masques se manifestait avant tout envers les institutions politiques, les médias classiques ne sont également pas épargnés. Le niveau de confiance, déjà très faible au sein de la population française, atteint ici des niveaux abyssaux. Seulement 14% des personnes interrogées disent avoir confiance dans les informations présentes dans les journaux papier et 2% dans les informations présentes à la télévision ! Au contraire, les médias en ligne sont vus avec beaucoup plus de bienveillance : 60% des anti-masques ont confiance dans les sites Internet et les blogs et 51% dans les réseaux sociaux. 

 

Graphique 3. Confiance dans les informations présentes sur différents médias

 

Cela se traduit par un comportement médiatique totalement inversé par rapport au reste de la population française. 78% des individus interrogés s’informent prioritairement sur Internet alors que ce n’est le cas que pour 28% des Français. Au contraire, la télévision est largement délaissée : seuls 8% des anti-masques s’y informent prioritairement alors que c’est pourtant habituellement le média le plus utilisé dans la population française (47%). 

 

Graphique 4. Premier média utilisé pour s’informer

 

Ce comportement médiatique n’est pas sans conséquences. Les réseaux sociaux et en particulier les groupes Facebook fonctionnent comme des espaces clos, des sortes de bulles cognitives où les arguments adverses n’ont plus place et n’ont plus prise. La recherche en psychologie sociale avait, en effet, largement montré qu’il est extrêmement désagréable pour un individu d’être soumis à des informations en contradiction avec ses croyances préalables. En formant des espaces de communication alternatifs entre individus partageant uniquement le même point de vue, les réseaux sociaux ne permettent plus l’exercice d’un regard critique sur des sujets particuliers. Or, ceci constitue un préalable essentiel à l’exercice démocratique. 

Du soutien à Didier Raoult au combat contre les masques

Il est, par ailleurs, assez frappant de constater la proximité existante entre les individus s’étant manifestés au printemps sur Facebook pour exprimer leur soutien au professeur Didier Raoult et au traitement qu’il recommandait pour lutter contre l’épidémie de la Covid-19. 

Ce phénomène se matérialise tout d’abord de manière assez directe. Lorsque l’on demande aux anti-masques d’exprimer leur avis concernant le professeur marseillais, 87% déclarent en avoir une bonne opinion. Ils sont d’ailleurs 98% à être d’accord avec l’idée selon laquelle chacun devrait être libre de choisir s’il veut se faire traiter à l’hydroxychloroquine, le traitement recommandé par le professeur Raoult mais rejeté par la quasi-totalité du reste de la communauté scientifique, en cas de contamination à la Covid-19. Si cette déclaration souligne encore une fois le haut degré de libertarisme des anti-masques – nul ne devrait leur imposer ni leur refuser un traitement –, cela montre également les accointances certaines existant entre les pro-Raoult et les anti-masques. La forte défiance envers les principales institutions du pays les rassemble largement. Ensuite, certains discours du professeur Raoult, privilégiant une simple recommandation du port du masque plutôt qu’une obligation, ont bénéficié d’une très bonne audience chez les anti-masques et ont été largement relayés sur les groupes Facebook dédiés. 

La proximité entre les groupes Facebook pro-Raoult et les anti-masques se constate également au niveau des profils sociologiques et politiques des individus. L’âge, le niveau de diplôme et la catégorie sociale relativement élevés étaient ainsi également des traits caractéristiques des pro-Raoult. En cela, ils se distinguaient assez largement des « gilets jaunes » s’étant mobilisés à l’automne 2018. D’ailleurs, si 22% des opposants au port du masque déclarent avoir directement participé au mouvement des « gilets jaunes », ils sont 57% à déclarer avoir soutenu le mouvement mais sans y avoir participé directement. 

En termes de positionnement politique, la proximité entre le mouvement pro-Raoult et celui des anti-masques est également manifeste. 

 

Graphique 5. Positionnement politique, parmi les répondants acceptant de se placer sur l’échelle gauche/droite

 

Alors qu’au sein du mouvement des « gilets jaunes », les individus se situant à gauche y étaient majoritaires, les pro-Raoult tout comme les anti-masques se caractérisent par un fort tropisme de droite. Ce n’est pas spécialement une surprise, tant la recherche avait pu montrer que les attitudes libertaires, caractéristiques essentielles des anti-masques, étaient surreprésentées aux États-Unis chez les électeurs républicains, par rapport aux électeurs démocrates. 

Ainsi, parmi les anti-masques acceptant de se placer sur l’échelle gauche/droite, 36% se disent de gauche et 46% de droite. Chez les soutiens au professeur Raoult, 34% se considéraient de gauche et 42% de droite. Une différence apparaît néanmoins entre ces deux mouvements : les anti-masques sont plus polarisés, à droite comme à gauche, que ne l’étaient les soutiens au professeur Raoult. En effet, chez les anti-masques, 17% se considèrent comme « très à droite » et 12% « très à gauche », alors que ce n’était le cas que de, respectivement, 9% et de 8% des pro-Raoult. Cette différence se traduit immanquablement et assez logiquement dans les choix de vote : alors que chez les pro-Raoult, François Fillon était plébiscité, les deux candidats arrivant en tête dans les choix de vote des anti-masques à la présidentielle 2017 sont, comme nous l’avons dit plus haut, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. 

Conclusion

Forte défiance envers les institutions politiques et médiatiques, rejet des contraintes et des élites, perméabilité aux thèses complotistes, le tout accéléré par une utilisation sans véritable recul des réseaux sociaux : la mobilisation en ligne contre le port du masque nous montre en creux la fragilité de nos démocraties. 

En temps « normal », les institutions arrivent à fonctionner malgré des niveaux de défiance extrêmement importants et de participation politique extrêmement faible comme en témoigne encore le niveau d’abstention des précédentes élections municipales. Pourtant, la défiance institutionnelle ne fait que s’accélérer. En utilisant les données du Baromètre de la confiance politique, Luc Rouban montre ainsi que, lors de la précédente décennie, la confiance dans l’institution présidentielle, pourtant pilier de notre régime, avait chuté de neuf points, passant de 34% à 25%. 

Du mouvement des « gilets jaunes » au refus du port du masque, en passant par un soutien sans faille à une personnalité aussi controversée que Didier Raoult, tous ces événements nous montrent que la défiance, d’ordinaire latente, peut s’activer dans des circonstances particulières et chez des individus parfois très bien intégrés socialement. 

Il est ainsi largement nécessaire de sortir d’une vision assez naïve, consistant à penser que les périodes de crises créent ex nihilo des individus défiants : les crises ne les créent pas, elles les mobilisent. Mais les prédispositions existent bien en amont. 

Sans traitement en profondeur de l’insuffisance de confiance institutionnelle que nous constatons aujourd’hui, il est fort à parier que de nombreux autres épisodes de cette nature se présenteront à nous. Et le prochain est peut-être plus proche qu’on ne le pense : 94% des anti-masques disent qu’ils refuseront de se faire vacciner contre la Covid-19 le jour où un vaccin sera disponible.

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