Au-delà de la réforme de l’assurance-chômage, l’aspiration à un travail choisi

Le choix du terme de « grande démission » pour caractériser une vague de démissions assez forte aux États-Unis a permis de mettre en évidence un nouveau phénomène : dans tous les pays où le chômage a reculé, les entreprises rencontrent des difficultés pour recruter, notamment lorsqu’il y a conjonction de bas salaires et de conditions de travail difficiles. En France, le patronat et le gouvernement Borne insistent sur une nécessaire réforme de l’assurance-chômage pour remédier à cette situation et pousser les individus à accepter les offres d’emploi disponibles. Or l’aspiration à un travail choisi reste malgré tout un horizon de progrès.

Le terme de « grande démission » est apparu aux États-Unis (Big Quit) pour caractériser une vague de démissions massives qui est apparue à partir de juillet 2020 à la suite de la pandémie de Covid. L’emploi du singulier pour caractériser ce phénomène laisse entendre que, du jour au lendemain, une majorité de salariés pourraient collectivement démissionner, ce qui questionnerait l’intégralité des fondements de nos économies.

Dans la réalité, si, à l’issue de la pandémie, quelques salariés ont abandonné leur emploi pour repenser une autre vie en s’affranchissant du salariat, la majeure partie des démissions sont le fait d’individus qui quittent un poste pour en retrouver un autre, mieux payé ou dont les conditions de travail sont meilleures. Si cette tendance est forte – 47 millions de démissions aux États-Unis en 2021 –, elle semble désormais se ralentir. Alors que sur chacun des mois de septembre, novembre et décembre 2021, 3% des salariés ont démissionné, nous en sommes à 2,8% en juin 2022, à comparer avec 2,3% avant la crise. En France, le phénomène est d’une ampleur de trois à quatre fois moins importante qu’aux États-Unis, quoique le taux de démissions et de ruptures conventionnelles ait marqué une pointe de 2,3% au premier trimestre 2022, dans un contexte où les embauches ont progressé. Il est donc extrêmement hasardeux de parler d’un phénomène de « grande démission » en France comme cela a été fait pour les États-Unis.

La « grande démission », un moment dans une tendance de long terme

Il convient en revanche de replacer ce moment dans une tendance de longue durée. Les débuts du capitalisme ont été initiés par le phénomène des enclosures, processus durant lequel les propriétaires terriens ont clôturé leurs terres et expulsé les paysans qui en vivaient pour développer l’élevage. Les expulsés n’avaient alors pas d’autre choix que de s’entasser dans les villes, constituant ainsi la main-d’œuvre idéale pour faire tourner les usines naissantes. Les journées de travail n’avaient alors aucune limite, hormis l’épuisement des travailleurs, et le travail des enfants était la règle.

Les premières législations sociales sont apparues dans la seconde partie du XIXe siècle. Les salaires se sont progressivement améliorés, ne serait-ce que pour offrir un débouché à une production de masse réalisée à des échelles de plus en plus importantes. L’apogée de la période industrielle au XXe siècle s’est réalisée dans ce que l’on a appelé le compromis fordien : un travail totalement morcelé et inintéressant en contrepartie de salaires réels de plus en plus forts permis par les gains de productivité obtenus. La crise des années 1970 mettra un terme à cette période et amorcera le déclin industriel des pays occidentaux au profit d’une économie de plus en plus tertiarisée. L’apparition massive de nouveaux emplois dans des bureaux de plus en plus confortables ringardisera l’emploi industriel : le thème de la qualité de vie au travail commence alors à faire son entrée dans les débats, l’apparition très récente de salles de détente et de bien-être dans certaines entreprises à la pointe parachevant cette évolution.

Nous sommes donc passés en deux siècles d’une situation où les individus n’avaient absolument pas le choix de leur emploi et devaient accepter le premier travail qui se présentait pour survivre à une situation où les entreprises doivent tenir compte de la qualité de vie au travail, autant pour obtenir une bonne productivité que pour s’assurer d’une adhésion des salariés au projet de l’entreprise. Ce moment particulier de la « grande démission » s’inscrit donc dans une tendance récurrente et vieille de deux siècles.

En France, une note du Conseil d’analyse économique de mars 2022 indique que « l’état du marché du travail peut paraître surprenant. Malgré des disparités sectorielles et géographiques, il a bien résisté à la crise sanitaire. La situation d’aujourd’hui est proche de ce que l’on observait avant la crise, avec la coexistence de problèmes de recrutement et d’un taux de chômage élevé ». Les difficultés de recrutement dont nous font actuellement part les entreprises sont donc dans la continuité de ce qui existait avant la crise sanitaire. Mais quelle est la nature de ces difficultés de recrutement ?

Une étude récente de la Dares portant sur des données de 2019 est éclairante. Alors que les entreprises se plaignent régulièrement de ne pas disposer de personnel qualifié, il apparaît que celles qui ont le plus de difficultés sont celles qui reconnaissent offrir des conditions de travail difficiles et des salaires insuffisants. Si presque tous les employeurs concernés (91%) évoquent la pénurie de personnes qualifiées pour ce type de poste, le « salaire insuffisamment attractif » est cité dans 26% des cas et les « conditions de travail jugées difficiles » dans 15%. Les secteurs les plus concernés par ces dernières réponses sont la métallurgie, les transports, la santé et l’action sociale privées, les hôtels-cafés-restaurants ainsi que les industries agricoles et alimentaires. Dans le volet des conditions de travail, la pénibilité physique, les horaires imprévisibles et le travail de nuit font bondir les difficultés de recrutement. Ceci ne se réduit pas aux seules conditions de travail mais à la volonté de faire un travail de qualité : lorsque le sentiment de ne pas pouvoir le faire est présent, les difficultés de recrutement augmentent de plus de 30%. Les difficultés de recrutement sont d’autant plus sérieuses pour l’entreprise qu’elle peine à fidéliser ses salariés. Les deux premiers motifs qui expliquent les difficultés à retenir certains personnels sont les conditions de travail (55%) et le salaire (46%), loin devant la pénurie de main-d’œuvre (27%).

Pourquoi patronat et gouvernement poussent-ils à la réforme de l’assurance-chômage ?

Actuellement, les travaux les plus pénibles sont généralement réalisés par des personnes faiblement qualifiées qui, compte tenu du chômage de masse, n’ont pas d’autre choix que de les accepter avec des salaires faibles. Dès que le chômage tend à se réduire, les individus commencent à reprendre la main sur le choix de leur emploi et les entreprises qui proposent ces travaux rencontrent des difficultés de recrutement, ce qui pose problème pour l’économie, entendons par là les aspirations des consommateurs.

Les deux obstacles au recrutement – conditions de travail et salaires – qui ont été mis en avant dans cette étude n’ont strictement rien à voir avec la formation. D’une certaine façon, il est parfois possible d’améliorer les conditions de travail grâce à des investissements et à une nouvelle organisation des tâches, mais cela suppose des coûts supplémentaires. Si cela n’est pas possible, il est probable que, dans la perspective d’une pénurie de main-d’œuvre, il faille offrir des salaires extrêmement forts pour trouver des candidats.

D’une façon plus générale, est-il possible d’augmenter les salaires de façon à attirer des candidats ? Ceci dépend fortement de l’aptitude des consommateurs à accepter des prix plus élevés. On peut illustrer ceci par l’exemple de l’hôtellerie-restauration. Si pour recruter des personnels qui vont travailler tard dans la soirée et seront mobilisés les week-ends, il faut augmenter les salaires de 30%, est-ce que les consommateurs sont prêts à accepter la répercussion de cette augmentation sur leur addition ? Certains l’accepteront mais il est probable que cela se solde par des couverts en moins et donc moins de valeur ajoutée, ce qui est alors contradictoire avec l’augmentation des salaires. Cela peut donc vouloir dire un secteur de la restauration en baisse.

C’est sans doute la raison pour laquelle le patronat et le gouvernement d’Elisabeth Borne sont aujourd’hui pressés de réformer l’assurance-chômage : il s’agit de durcir les conditions d’indemnisation lorsque l’emploi se redresse et, inversement, d’être plus généreux lorsque l’emploi se raréfie. Dans les circonstances présentes, ceci poussera les chômeurs à accepter les travaux pénibles et mal payés.

Nous devons donc interroger ce principe au regard de la tendance historique à l’amélioration des conditions de travail et de rémunération. Pour le dire autrement, est-ce qu’une situation dans laquelle les individus ont le choix de leur emploi ne devrait pas être la norme et le témoin d’une réelle société de libertés ? Malheureusement, il est possible que cette mesure de limitation des droits au chômage soit approuvée majoritairement dans une société qui n’accepte que modérément l’indemnisation du chômage alors qu’il existe des postes vacants. La mise en place de cette réforme du régime d’indemnisation réduirait alors le choix de l’emploi pour les individus. Indépendamment des conditions d’indemnisation du chômage, il est donc essentiel d’instaurer un véritable droit au choix de l’emploi.

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