Argentine : priorité absolue à la vie

En rappelant le contexte social difficile en Argentine, Éric Domergue décrypte la situation sanitaire liée au coronavirus et ses conséquences, et tout particulièrement à Buenos Aires. Éric Domergue, qui est le frère d’Yves Domergue, disparu avec son amie mexicaine Cristina Cialceta sous la dictature argentine en 1976 et dont les restes ont été retrouvés en 2010, vit depuis soixante ans en Argentine.

Face à l’expansion de la vague mondiale de la Covid-19, l’Argentine a choisi le chemin d’une politique appelée d’« anticipation ». Attentif à l’avancée du mal dans l’hémisphère nord, le président Alberto Fernández a décrété un confinement obligatoire et strict dans tout le pays à partir du 20 mars 2020, suivi, six jours plus tard, de la fermeture de toutes ses frontières.

L’économie, déjà en récession, en a pris un coup, mais la consigne officielle est demeurée ferme, dès le premier jour : priorité absolue à la vie. Cette anticipation ­– dans la crainte d’une multiplication des cas avec l’approche de l’hiver – a permis que, le 19 mai dernier, l’Argentine n’affiche « que » 8371 cas, dont 384 mortels, un nombre qui se démarque de la catastrophe sanitaire et sociale que connaissent, entre autres, l’Équateur et surtout le Brésil en Amérique du Sud.

L’Argentine est un pays encore très centraliste et inégal à beaucoup d’égards. Il faut savoir que la ville de Buenos Aires (2,89 millions d’habitants) et la province du même nom (15,62 millions) concentrent à elles seules 41,6% de la population totale (44,49 millions), dans un pays cinq fois plus grand que la France, constitué de 24 provinces, allant de la Terre de Feu et des bases permanentes en Antarctique, à Salta et Jujuy à l’extrême nord.

Après quatre ans de néolibéralisme à outrance sous l’administration du président Mauricio Macri (2015-2019), l’Argentine s’est retrouvée appauvrie, endettée, en récession, avec une inflation annuelle de plus de 53% et – dans un pays qui produit des aliments pour 400 millions de personnes – un taux de pauvreté de 38%. Dans ce contexte, l’impact de la cessation des activités due à la pandémie de coronavirus touche de nombreux secteurs, mais principalement les classes populaires. Ainsi, au premier trimestre 2020, le taux de pauvreté a grimpé de sept points, atteignant 45% de la population, selon les estimations de l’Université catholique argentine (UCA). Et ce, malgré le secours de l’État national qui distribue généreusement des subventions aux secteurs les plus démunis, aux retraités ainsi qu’à des centaines de milliers de travailleurs du secteur privé en chômage partiel ou total.

Cette Argentine des contrastes affiche aussi de fortes différences à l’heure de compter les cas de Covid-19. Sur les 8371 infectés et 384 décès recensés le 19 mai dernier, la capitale a concentré à elle seule 3342 infectés et 169 morts, et la province de Buenos Aires 2761 infectés et 93 morts, soit ensemble 72,9% du total.

« Le pays est divisé en deux : d’une part, la ville de Buenos Aires et sa grande banlieue et, d’autre part, le reste. Ce sont deux réalités épidémiologiques différentes », observe le docteur Eduardo López, spécialiste des maladies infectieuses. Cela est clair quand on constate qu’il y a des provinces avec très peu de cas, dont Formosa et Catamarca (nord et nord-ouest) sans aucun infecté. Il est bien vrai que, dans une grande partie du pays et au-delà des frontières, le principal mal n’est pas la pandémie due au coronavirus SRAS-CoV-2 mais la dengue, maladie virale qui se transmet par la piqûre du moustique femelle Aedes aegypti infecté et qui continue de s’étendre aidé par un automne très doux. Le virus de la dengue est associé à la pauvreté car il est surtout présent là où il y a un manque d’eau potable et des mauvaises conditions sanitaires.

Quant à la Covid-19, c’est surtout l’expansion de l’épidémie dans la ville de Buenos Aires qui fait sonner toutes les alarmes, avec un taux de 85 infections pour 100 000 habitants, plus de cinq fois supérieur au taux national qui est de 18,5 cas pour 100 000 habitants.

L’Amérique latine est le continent le plus inégal de la planète, et l’Argentine, qui se veut le plus « européen » des pays de la région, n’échappe pas à ce constat. À l’instar de Buenos Aires, « la reine du Plata », ville touristique appréciée pour sa culture, sa gastronomie et son tango, mais qui ne compte pas moins de vingt bidonvilles.

Le plus grand d’entre eux, à 1500 mètres de la « Casa Rosada » – le Palais présidentiel – et à quelques pas de l’Ambassade de France, est connu sous le nom de « Villa 31 ». La brique nue a pris la place de la tôle ondulée de ses origines au début des années 1930 ; dans un labyrinthe de ruelles et couloirs circulent 40 000 âmes en peine ; ce sont les exclus des provinces et des pays de la région, notamment le Paraguay et le Pérou. La « Villa 31 », coupée par une autoroute et visible des hôtels et des immeubles du proche quartier d’affaire de Retiro, longe l’élégante avenue du Libertador General San Martin, séparée de hauts murs qui la dissimulent mal des quartiers chics de Palermo ou de Recoleta.

Au début du confinement, ses habitants étaient bien plus préoccupés par la chute soudaine des revenus causée par le ralentissement économique que par le virus. Très peu ont un emploi formel, la plupart sont des ouvriers du bâtiment, du personnel de cuisine ou de nettoyage, des vendeurs ambulants, des ramasseurs de cartons – les « cartoneros » –, qui se sont tous retrouvés sans ressources du jour au lendemain. Et soudainement, c’est ce quartier marginal qui fait la une : les cas de contagion ont littéralement explosé et les infectés des bidonvilles représentent à eux seuls plus d’un tiers des cas de la capitale, gouvernée par une alliance de droite, la même qui avait porté Mauricio Macri à la présidence en 2015.

Les spots Covid-19 préconisent de bien se laver les mains, de porter un masque et de maintenir une distance sociale de deux mètres. Pourtant, la « Villa 31 » a passé fin avril 2020 douze jours privée d’eau courante, face au silence des autorités municipales. Alors a surgi la puissante voix de Ramona Medina, qui dirige une structure sociale, se dressant devant les caméras pour dénoncer l’abandon des habitants et la crise sanitaire dans son quartier sans eau, sans assistance sanitaire ni alimentaire. Le 17 mai dernier, Ramona Medina a elle-même succombé à la Covid-19. Tout comme Víctor Giracoy, un homme très respecté à la tête d’un « resto du cœur » pendant vingt-cinq ans.

« Nous sommes attristés par ces deux morts dans la Villa 31 », a déclaré le père Pepe, qui habite dans ces quartiers marginaux depuis des décennies. « Nous, les prêtres, sommes inquiets de ce qui se passe dans les bidonvilles. Dans la capitale, le nombre d’infections est en augmentation et nous demandons aux autorités de concentrer leurs actions dans ces quartiers », a-t-il insisté.

De leur côté, les Mères et Grands-Mères de la place de Mai, ainsi que d’autres organisations de défense des droits de l’Homme, ont rendu responsable le maire de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta, de la mort des travailleurs sociaux de la « Villa 31 » et, en leur mémoire, ont réclamé « des solutions urgentes, l’envoi de multiples ressources à la population la plus touchée » et la déclaration de « l’état d’urgence en matière de santé, de logement et d’alimentation » dans tous les quartiers populaires de la ville de Buenos Aires.

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