Après avoir tenu le Journal d’une crise. De l’urgence du Covid aux soins du quotidien (L’Aube, 2020), Thierry Beaudet, président de la Mutualité française, analyse aujourd’hui la défiance de plus en plus audible d’une partie de la société française face au vutur vaccin contre la Covid-19. Il y voit notamment le symptôme d’une crise démocratique française. Son analyse s’inscrit dans le cadre de l’échange du 3 décembre 2020 intitulé « Défiance, le mot de la crise sanitaire ? » avec Antoine Bristielle, expert associé à la Fondation, animé par Jérôme Guedj, directeur de l’Observatoire des politiques sociales de la Fondation.
Durant le premier confinement, j’ai tenu le Journal d’une crise, celle liée à la Covid. J’y ai décrit le combat quotidien contre la maladie, partagé des réflexions et tracé des solutions. « Ce journal se referme sur une crise qui dure » avais-je conclu, et nous voilà plongés dans le second confinement.
Cette crise dure, et ses conséquences vont se vivre dans le temps long. Il faut désormais gérer les urgences en même temps que nous préparons l’avenir. Derrière les réalités les plus dures, nous devons traquer ce qui va les combattre. Par les publications régulières que j’entame aujourd’hui, je veux continuer de saisir nos vies sous Covid, et dessiner encore des lendemains. Comme un journal d’espoir tourné vers l’avenir puisque, comme du présent, nous en sommes collectivement comptables.
Ainsi, j’ai eu hier l’occasion d’échanger à la Fondation Jean-Jaurès avec Antoine Bristielle, jeune politologue dont les études récentes sur le complotisme ont été très commentées, et Jérôme Guedj, le directeur de l’Observatoire des politiques sociales de la Fondation. Le sujet qui nous a réunis – la défiance des Français face au vaccin – est peut-être aujourd’hui le révélateur le plus fort d’une perte de confiance encore jamais atteinte. L’étude de la Fondation Jean-Jaurès en rejoint plusieurs autres, et toutes mettent en avant une défiance nettement plus forte dans notre pays comparé aux autres, qui touche particulièrement les plus jeunes, les femmes ainsi que les personnes se disant proches de partis contestataires. Je suis à titre personnel favorable, sans réserve, à la vaccination mais il m’apparaît plus que jamais indispensable d’être à l’écoute et de celles et ceux, nombreux, qui doutent et d’essayer de comprendre ce qui nourrit leur défiance.
Bien sûr, des éléments strictement liés à la vaccination sont à prendre en compte, que ce soit l’efficacité et les effets possibles de vaccins élaborés très rapidement, les réserves déjà grandissantes avant cette crise concernant la vaccination (et que la Mutualité française a souvent analysées pour mieux les combattre), les intérêts des grands groupes pharmaceutiques ou l’utilisation de technologies nouvelles, à l’instar de l’ARN messager.
Pourtant, à la lecture des différentes études et sondages, trois déterminants plus larges apparaissent et ne manquent pas d’inquiéter :
– l’on doute d’autant plus du vaccin contre la Covid que l’on doute de la gestion de la crise sanitaire par les pouvoirs publics. Sentiment d’infantilisation, succession de décisions jugées verticales, défaut d’anticipation, articulation délicate entre le politique et le scientifique, difficulté à intégrer tous les acteurs, quelque chose a cloché dans notre pays lorsqu’il s’est agi de se rassembler face au virus. Et l’un des points les plus sensibles, évoqué dès le premier confinement par le professeur Delfraissy et rappelé très récemment encore par la Défenseure des droits, Claire Hédon, est bien l’absence de dialogue citoyen organisé dans le temps, afin de construire des décisions réellement partagées donc plus fortes.
– ce refus du vaccin est le symptôme d’une crise démocratique française. On y retrouve plusieurs marqueurs : le doute face aux médias, l’impact des échanges numériques, la part grandissante des émotions et affects dans nos rapports humains, le sentiment de coupure vis-à-vis des élites, à qui l’on prête aisément des motivations égoïstes tout en leur déniant de plus en plus une réelle compétence, ou l’épuisement de grilles de lecture, tel le clivage droite/gauche, qui longtemps ont permis de positionner les Français vis-à-vis des grands sujets, leur offrant ainsi un repère.
– refuser de se vacciner, un scepticisme qui, s’il n’est pas entendu, peut se transformer en acte anti-système. Croisons les chiffres : en vingt ans, la part des Français portant un regard positif sur l’État est passée de 72 à 58% et, en quelques mois, la confiance accordée aux scientifiques a reculé de vingt points, de 90% à 70%. Lorsque la confiance dans l’État, notre outil mutuel pour progresser et agir, et la confiance dans les scientifiques, dont le savoir et l’expertise sont censément au service de tous, reculent ensemble et aussi vite, on entre dans l’ère du doute. Une ère faite de mille désintérêts qui nous privent de causes communes, de mille tensions qui mettent le pays sur les nerfs, et de mille désobéissances de chaque jour, à l’instar des « petits arrangements » si présents dans ce deuxième confinement.
Cet épuisement démocratique arrive au pire moment. L’urgence est là, climatique, sociale, économique, elle exige que nous nous réinventions mais nous saisit en plein doute, au creux de « l’incertitude identitaire » que reflète notamment la montée du complotisme chez de nombreux jeunes. Or une démocratie vivante est l’outil indispensable de cette réinvention. Comme l’exprime Cynthia Fleury, pour « redéployer tous les chemins alternatifs, c’est un pacte avec le commencement qu’il nous faut poser, le courage de faire émergence ensemble ». Et c’est plus difficile encore lorsque les vulnérabilités, nombreuses et grandissantes, fragilisent beaucoup d’entre nous.
Une récente étude a montré que les relations sociales sont aussi essentielles à l’homme que la nourriture ou le sommeil.
Et la première de ces relations est l’échange sur nos actions et nos buts, à tous les étages de nos sociétés et dans tous les espaces de nos vies. La citoyenneté ne se découpe pas en tranches : on est citoyen de sa nation en votant aux élections générales, de sa ville en s’inscrivant dans la démocratie locale ou de son entreprise par la prise en compte de toutes les parties prenantes. Ainsi conçue, ce continuum citoyen doit reposer sur un maillage démocratique organisé à tous les niveaux et dans tous les champs. Or comment le créer sans adapter nos méthodes et outils ?
On pense à la toile numérique, désormais au cœur de nos dispositifs relationnels et pourtant concentrée sur très peu d’acteurs. De nombreux travaux récents pointent tous, et à raison, l’impérieuse nécessité d’inventer une régulation de ce secteur. On peut également évoquer la question institutionnelle, qu’on a trop longtemps considérée comme secondaire, ou la bonne articulation des dispositifs locaux et nationaux.
Il faut pouvoir s’appuyer sur quelques valeurs intangibles et effectivement mises en œuvre, comme la pédagogie (comment faire vivre des dispositifs inaccessibles au plus grand nombre), la transparence, le droit de suite (où sont, par exemple, les milliers de cahiers du Grand débat national ?) et la proximité (la confiance des Français envers leur généraliste ou les enseignants de leurs enfants est l’un des traits marquants de cette plus-value). L’éducation y a une part majeure bien sûr, ainsi que tous les outils d’éducation civique.
J’insisterais pour ma part sur la nécessité de créer ce que je nomme une démocratie mixte. Notre crise démocratique est d’abord une crise de la délibération, c’est-à-dire de notre capacité collective à organiser nos divergences pour faire émerger des décisions consenties. Si les décisions ne valent que pour ceux qui les décident, plus rien n’est possible. Le point névralgique de toute réforme démocratique se situe donc dans la synthèse réussie entre les parts représentative et participative de la délibération, donc de la décision. À tous les échelons de notre vie démocratique, il faut créer ces outils hybrides qui permettent de mêler intelligemment les décisions des élus et les avis des autres acteurs, société organisée, citoyens regroupés. Budgets participatifs, conventions citoyennes, dispositifs d’évaluation… : les pistes existent et s’expérimentent à de nombreux endroits, je pense au Conseil économique, social et environnemental par exemple, qui multiplie les initiatives et les réflexions sur la participation citoyenne et l’organisation d’un débat public apaisé et fécond ou encore à l’écosystème des Civic Tech dans lequel se développe une expertise encore trop peu prise en compte. De la même manière, dans l’entreprise comme dans la société, des initiatives se prennent chaque jour et des réflexions nombreuses existent pour repenser l’implication et la participation de chacun, favorisant la co-décision.
Dans un remarquable ouvrage, Rutger Bregman met en perspective ce qui me semble être l’un des ressorts majeurs des transformations à réaliser : quitter l’esprit de compétition qui semble seul animer nos sociétés, et passer enfin à une ère de coopérations. Or la démocratie est la condition première en même temps que la première des coopérations. Un continuum citoyen inscrit dans une démocratie mixte pourrait, j’en suis convaincu, faire basculer nos sociétés vers l’intelligence collective. Toute la question de la défiance et du complotisme ne s’y résoudra pas, bien d’autres facteurs interagissent, mais je gage que cette pierre-là aurait un grand rôle dans la rénovation et l’apaisement de notre maison commune.