Avec la crise sanitaire et ses conséquences économiques, politiques et sociales, les dogmes néolibéraux dominants depuis les années 1980 sont et devraient être a minima remis en cause. Le collectif Refondation Solidarités souligne combien la société civile, à travers son tissu associatif, a joué et joue un rôle de première importance en période de pandémie. Ce travail devrait être davantage reconnu et valorisé, et les organisations de la société civile autrement mieux associées à l’élaboration des politiques publiques et plus généralement au schéma institutionnel français.
La crise de la Covid-19 replace la puissance publique comme acteur central pour répondre à ses conséquences économiques sociales et sanitaires. L’État et les collectivités font bouclier pour protéger les populations et l’activité économique. Après des décennies de désengagement de la puissance publique, de recul des services publics et de new public management, la crise sanitaire met en évidence son rôle indispensable et on semble assister à un « retour de l’État ».
Si elle se confirme, cette tendance au « retour » d’un État protecteur et régulateur serait une excellente nouvelle. Depuis plus de quarante ans, les organisations de la société civile (OSC) ont pris en charge de nombreuses missions de protection que l’État ne pouvait ou ne voulait plus prendre en charge, développant une véritable expertise et une connaissance fine du terrain. Ce sont ces savoir-faire des OSC, ainsi que leur implantation locale, qu’il faudrait valoriser et prendre en compte pour la construction des politiques publiques dans un cadre où l’État reviendrait au centre du jeu. Il y reviendrait dans ce référentiel qui le verrait renouer avec ses missions de protection sociale, redevenir une puissance régulatrice, garantissant la redistribution et la primauté de l’intérêt général et de la défense des plus fragiles sur la croissance à marche forcée et la libéralisation de pans entiers de nos sociétés.
Les associations représentent des atouts lors des grandes crises économiques, sociales ou environnementales, grâce à leur proximité du terrain et à la capacité qui est la leur d’entendre et de saisir les nouveaux enjeux sociaux, à leur capacité d’innovation et d’adaptation et à leur force mobilisatrice également, pour aider et identifier les plus vulnérables au plus près de la fameuse zone du dernier kilomètre. Sans elles, les conséquences de la crise de la Covid-19, pour rester sur l’exemple des derniers mois, auraient été beaucoup plus graves. Le secteur associatif a multiplié pendant cette crise les initiatives pour faciliter l’accès aux soins des plus démunis, l’accès à l’alimentation, comme pour sensibiliser aux gestes barrières, au soutien envers le personnel hospitalier, ou encore le développement de dispositifs d’aide aux femmes victimes de violences, fléau qui a augmenté pendant les périodes de confinement. En témoignent, parmi de très nombreux exemples, l’association Co’p1-Solidarités étudiantes qui organise des distributions de colis alimentaires à destination des étudiants précaires ; ou l’association Aurore, qui a dû faire preuve de grande réactivité face aux risques d’augmentation des violences conjugales et familiales pendant les périodes de confinement ; ou encore en Guyane, territoire durement touché par la pandémie, les membres d’Humanity First vont à la rencontre des publics pour rappeler l’importance de respecter les gestes barrières durant cette crise sanitaire.
Cependant, une fois que telle ou telle situation d’urgence s’estompe, la puissance publique « oublie » ou ne prend pas en compte les appels/revendications du secteur associatif, et particulièrement les OSC qui accomplissent – elles aussi – ces missions d’ordre social.
Pourtant, le rôle de ce secteur dans l’économie est essentiel, cela représente plus de deux millions de salariés, c’est à dire 10,5% de l’emploi français. C’est également une véritable force citoyenne d’engagement, avec entre 16 et 20 millions de bénévoles. Le secteur associatif est également acteur et vecteur de cohésion sociale, il crée de la société, et contribue au lien social sur tout le territoire. En tirons-nous les conséquences ?
L’importance de la co-construction
Tout le monde parle de l’importance de la société civile, mais à l’heure de prendre des décisions structurantes, le secteur associatif doit batailler pour être entendu, alors qu’il joue un rôle essentiel pour la cohésion sociale et l’accès à des services sociaux de base tels que le secours alimentaire, l’aide à la scolarité ou, parfois, les soins. Pour autant, les associations qui accomplissent ces missions et concourent à l’exercice des droits fondamentaux ne sont pas partie prenante de l’élaboration des politiques publiques, que ce soit à l’échelle d’une commune, d’une intercommunalité, d’un département, d’une région, ou au niveau national. D’un côté, on salue le travail qu’elles accomplissent dans ces domaines, de l’autre on laisse méthodiquement de côté les ressources qu’elles peuvent apporter à la construction des politiques publiques dans ces mêmes domaines. Une telle situation doit changer. Si nous voulons que ces politiques soient à même de répondre plus adéquatement aux besoins sociaux, il est indispensable de donner toute leur place aux OSC.
Il ne s’agit évidemment pas de dire que les OSC doivent se substituer à l’État ou aux collectivités. Il s’agit de tenir compte d’une réalité pratique qui les voit prendre leur part des missions d’intérêt général et de service public aux côtés de l’État et des collectivités, de façon complémentaire à leur action. Cette réalité pratique doit trouver son expression, sa traduction dans la conception et l’élaboration des politiques publiques : de ce point de vue, comme c’est le cas pour les partenaires sociaux, il serait pertinent de penser la création d’un protocole suffisamment contraignant/effectif qui puisse organiser la concertation/consultation systématique avec le secteur associatif en amont de l’examen des projets et propositions de loi relatives à la vie démocratique et aux droits fondamentaux.
Financer le secteur associatif : du coup d’épée dans l’eau à la garantie des droits
Les appels à projet, bien qu’ils se basent sur des constats sociaux pensés et réfléchis, ne permettent pas aujourd’hui au secteur associatif de jouer pleinement le rôle qui est le sien. Partant d’une logique verticale davantage que des besoins des territoires, ils permettent bien souvent de financer des projets courts et localisés. Pourquoi dans telle ville ou tel quartier les collégiens ont-ils une aide aux devoirs gratuite en sortant des cours, et pas dans celle d’à côté qui a pourtant des problématiques sociales plus lourdes ? Pourquoi telle région finance-t-elle des associations qui permettent aux familles les plus précaires de partir en vacances et pas celle d’à côté, pourtant encore plus mal lotie ? Comment garantir l’accès aux droits sociaux fondamentaux pour tous et partout ?
Par ailleurs, la logique d’appels à projets (AAP) contraint souvent les OSC à tordre les objectifs qu’elles s’étaient fixé pour obtenir ces financements et marginalisent les associations de petite ou de moyenne dimension, qui bien souvent n’ont pas le temps ou la capacité de faire face à des AAP souvent complexes et qui réclament un temps et une énergie considérables, un savoir-faire aussi puisque la logique d’AAP appelle des compétences qui s’apparentent à celle d’un métier.
De même – et c’est essentiel –, cette logique introduit le plus souvent de la concurrence et non de la coopération entre les OSC : là où nous avons besoin d’action collective, elle nous impose de la concurrence. De ce point de vue aussi, nous avons besoin d’innovation : nous avons besoin de mécanismes qui garantissent un financement durable pour les OSC qui accomplissent des missions à caractère social (sanitaire, éducation, alimentaire) et dont l’action – quelles que soient ses dimensions – se révèle probante. Dans cette optique, tout citoyen est légitime pour revendiquer le droit d’initiative associative.
De même encore et par nécessité, parce qu’elles ne disposent pas des moyens d’agir qui leur sont nécessaires, les associations sont contraintes de « détourner » des dispositifs pensés pour d’autres finalités : c’est le cas des emplois aidés, pensés pour réduire le chômage et donner accès à des formations, dont l’usage a considérablement soutenu leur capacité d’action ; c’est le cas du service civique, dont l’objectif était de favoriser l’insertion sociale de jeunes très éloignés de l’emploi. Mais cet usage et ce « détournement » révèlent les besoins : lorsque les emplois aidés ont été supprimés, lorsque le recours au service civique a été réduit, nombre d’associations ont perdu leurs moyens d’agir ou ont été contraintes de cesser leur activité. Il nous faut donc aller vers la création d’emplois associatifs, qui seraient soutenus par la puissance publique.
Une question de bonne santé démocratique
Le tissu associatif est une force pour la bonne vie démocratique, mais il faut que les OSC puissent être prises en compte dans l’architecture socio-institutionnelle, locale, régionale, nationale. Il n’est par exemple pas acceptable, après les mois que nous venons de vivre, que le secteur associatif doive subir une réduction du nombre de sièges au sein du Conseil économique social et environnemental. Le secteur associatif a toute sa place dans ces instances, sa richesse et son expertise sont un atout pour la société française, mais le lien de confiance avec la puissance publique doit être au rendez-vous et cela passe par des actes, par une volonté politique démontrée, et également une cohérence même du secteur associatif. Une juste représentation des OSC est évidemment nécessaire à la bonne santé démocratique de notre pays. La puissance publique doit reconnaître les OSC comme partenaires de l’intérêt général. Repenser l’architecture socio-institutionnelle est essentiel pour que les acteurs de la solidarité puissent être pris en compte. Les associations, tout comme les élus des territoires, sont des maillons de notre démocratie qui font vivre la solidarité au quotidien, et qui représentent les populations qu’ils accompagnent et mobilisent, en complémentarité de l’État. À l’heure de la « fatigue démocratique », il nous semble indispensable de penser et de constituer un espace aux OSC dans le schéma socio-institutionnel de nos démocraties représentatives.
Les associations mettent en œuvre des politiques socialement légitimes ; appuyons-nous sur leur légitimité et leur expertise pour continuer à faire évoluer notre façon de faire de la politique publique. C’est pour cela que nous défendons la concertation systématique avec le secteur associatif, le respect et le renforcement du droit d’initiative associative, la création d’emplois associatifs et une architecture institutionnelle garante d’un espace pour les OSC au sein de notre démocratie. Nous sommes déjà dans ce monde de l’après auquel beaucoup faisaient référence au début de la pandémie, avec l’expression d’idéaux pour porter des changements concrets afin de faire évoluer nos modes de vie. Nous ne pouvons pas oublier les acteurs de la solidarité si nous souhaitons garantir les droits sociaux et avancer vers une société plus juste.
Signataires :
Daniel Jacquin, sociologue, enseignant chercheur
Magali Bouchon, chercheure, socio-anthropologue
Matthieu Gauthier, président de l’association Futur au présent International
Pierre Lebret, politologue, expert en coopération internationale
Gillian Maghmud, chercheure IEDES Paris 1
Véronique Chatenay-Dolto, administratrice générale au ministère de la Culture
Élisabeth Hofmann, socio-économiste, enseignante-chercheure à Bordeaux Montaigne / LAM
Léo Rosell, agrégé d’histoire, ENS de Lyon
Marie Ollivier, journaliste, spécialisée en questions de solidarité
Pablo Rotelli, enseignant-chercheur, IEDES Paris 1
Lauric Sophie, économiste, doctorant, Université de Toulouse 1
Tomas de Rementeria, juriste, enseignant-chercheur et doctorant en droit constitutionnel, Paris I