À l’occasion du cinquantenaire de l’élection de Salvador Allende à la présidence de la République du Chili, le 4 septembre 1970, Jean Mendelson, ancien ambassadeur, revient sur le parcours politique de celui qui est depuis devenu une icône politique internationale.
Quelques précisions de l’auteur
Le 4 septembre 1870 est en France la date de la proclamation de la IIIe République, à l’Hôtel de ville de Paris. Cent ans plus tard exactement, un autre 4 septembre entre dans l’Histoire : celui de 1970, dont on commémore actuellement le cinquantenaire au milieu d’une pandémie qui accapare l’attention de chacun. Ce 4 septembre chilien, celui de la victoire électorale de Salvador Allende, demeurera un événement marquant pour le Chili, l’Amérique latine et au-delà.
La mort de Salvador Allende en 1973 est restée une brûlure de l’Histoire, et j’appartiens aux « grands brûlés » de cette époque. J’admets que, sur un tel sujet, il est difficile d’échapper à tout manichéisme quand on analyse ces événements chiliens, tant Allende – quand bien même son action politique au pouvoir demeure un sujet clivant dans le Chili de 2020 – apparaît aujourd’hui presque comme une figure immaculée, face à un modèle de salaud sartrien, à une canaille aussi chimiquement pure que Pinochet ; un Pinochet qui est aujourd’hui presque devenu un nom commun pour définir l’infamie. Ils sont heureusement rares, les personnages contemporains pouvant ainsi réunir la cruauté, la trahison, la vulgarité, le cynisme et même la malversation à un niveau que ses plus ardents contempteurs n’avaient jamais soupçonné, à la tête d’une camarilla qui rappelle la description faite par le général de Gaulle lors du pronunciamiento militaire de 1961 à Alger : « un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques, doté d’un savoir-faire expéditif et limité, [qui] ne voient et ne comprennent la nation et le monde que déformés à travers leur frénésie. Leur entreprise conduit tout droit à un désastre national ».
La description qui suit ne traite que de la vie politique de Salvador Allende ; elle tente de ne pas se laisser porter par cette tendance à la canonisation de quelqu’un qui est mort, victime d’un adversaire qui fut une parfaite incarnation de l’horreur. Elle ne rapporte que des faits historiquement admis, indiscutables, ou du moins quasi certains. Elle ne cherche pas à s’insérer dans les débats légitimes qui existent sur ce que furent les trois années de gouvernement de l‘Unité populaire ; pas plus qu’elle ne revient sur les polémiques lancées ces dernières années à propos d’une prétendue « face cachée » qu’illustreraient un inexistant projet de loi promouvant l’eugénisme quand Allende était ministre de la Santé du Front populaire, ou les prétendues relations d’Allende avec le régime hitlérien ; car, dans la recherche du scoop, l’imagination n’a guère de limite. Les paragraphes qui suivent ne constituent modestement qu’un déroulé factuel de la vie politique d’un personnage hors du commun.
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Le 4 septembre 1970, on a assisté au Chili à un événement inédit dans l’histoire des démocraties : pour la première fois, un candidat se réclamant du marxisme, soutenu par une coalition dominée par les deux grands partis marxistes, était arrivé en tête d’un scrutin présidentiel et s’apprêtait à gouverner en s’appuyant sur cette coalition (sur ce point, c’est effectivement une « première », tant ce succès différait des précédents, notamment des Fronts populaires d’Espagne et de France en 1936, et du Chili en 1938 : le PC n’avait pas participé aux gouvernements en France et au Chili, et n’avait accepté de le faire en Espagne qu’à la suite du coup d’État de Franco).
Dans un pays où les dynasties politiques sont courantes, l’homme qui conduisit ce succès n’était pas un inconnu. Le grand-père de Salvador Allende, Ramón Allende – « Allende le rouge » – avait été un sénateur influent, membre du Parti radical, grand-maître de la franc-maçonnerie et médecin d’un hôpital de Santiago tenu par la congrégation française des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Salvador Allende, né en 1908, sera lui aussi médecin et maçon, mais s’éloignera très tôt de la tradition familiale radicale sous l’influence d’un immigré anarchiste italien, et il rejoindra dès sa jeunesse le mouvement ouvrier puis les groupes marxistes. En 1932, devenu docteur en médecine, il vit intensément la très courte expérience de la République socialiste du Chili ; il sera l’année suivante, aux côtés du général d’aviation Marmaduke Grove (qui avait été ministre de la Défense de la République socialiste), un des principaux fondateurs du Parti socialiste du Chili. Ce PS présente, dès l’origine, des spécificités qui le distinguent profondément des autres partis marxistes dans le monde, car il ne provient pas des scissions du mouvement ouvrier issues de la révolution bolchévique, et il est totalement indépendant de l’Internationale communiste comme de l’Internationale ouvrière socialiste – il n’adhèrera à l’Internationale socialiste que très tardivement, après la fin de la dictature de Pinochet – ; le PS du Chili se réclame du marxisme-léninisme, et revendique surtout une vision continentale propre à la gauche socialiste latino-américaine (sur le drapeau du PS du Chili est dessinée une carte de l’Amérique latine ; son hymne est La Marseillaise).
Peu avant la victoire du Front populaire (coalition dominée par le Parti radical et regroupant les partis socialiste et communiste) aux élections de 1938, Salvador Allende est élu député de Valparaiso (il sera un des parlementaires à réagir publiquement contre le nazisme au lendemain de la Nuit de cristal). Il est nommé ministre de la Santé en 1939 et le restera pendant trois ans ; son passage au ministère laisse une trace importante dans l’histoire de la santé publique au Chili, dans des domaines variés (production de médicaments, lutte contre les maladies vénériennes, soins dentaires, médecine scolaire, etc.).
En 1943, Allende succède à Grove comme secrétaire général du PS ; le parti avait alors quitté le Front populaire, et ce départ avait marqué le début d’une période de fracture au sein de la gauche chilienne, approfondie par l’élection de 1946. En effet, alors que le PC décide de soutenir la candidature du radical Gabriel González Videla et de participer au gouvernement qui suivra la victoire de ce candidat (le PC du Chili avait préféré ne pas participer au gouvernement du Front populaire de 1938), le PS présente son propre candidat, qui obtient un résultat très faible – 2,5% –, l’électorat socialiste votant en majorité pour le candidat radical qui l’emporte largement avec 40% des voix. Salvador Allende, qui avait été élu sénateur en 1945 dans la circonscription la plus australe du pays, devient une des figures principales de la vie politique au début de la Guerre froide, surtout lorsque Gabriel González Videla rompt brutalement avec les communistes pour mener une politique résolument à droite, symbolisée par la Ley maldita (« loi maudite ») et la mise hors-la-loi du Parti communiste. Salvador Allende parviendra à entraîner la majorité des socialistes sur une ligne de solidarité avec les communistes, dont beaucoup passent alors à la clandestinité (tel le sénateur Pablo Neruda, qui s’exilera ensuite en France) ou sont déportés dans des camps d’internement. Le 18 juin 1948, devant le Sénat, Salvador Allende s’oppose en vain à l’interdiction du Parti communiste, mais ce discours laissera une trace profonde dans l’histoire du Chili : ce fut un marqueur idéologique pour les décennies suivantes. Allende y expose longuement son rejet du dogmatisme dans une interprétation du marxisme proche de celle de Léon Blum, auquel d’ailleurs il se réfère explicitement. Il se rendra par la suite, comme parlementaire, dans le camp de détention de Pisagua, dans le désert du Nord, pour soutenir les militants communistes qui y sont gardés par un officier de l’armée de terre du nom d’… Augusto Pinochet.
Candidat pour la première fois à une élection présidentielle, en 1952, avec l’investiture du PS et le seul soutien d’un PC alors clandestin, Salvador Allende arrive dernier dans une campagne de témoignage (avec 5,5% des voix), l’électorat socialiste ayant été largement happé par le général Carlos Ibáñez, candidat (qu’on qualifierait aujourd’hui de « populiste ») arrivé en tête ; c’est au cours de cette présidence qu’Allende devient le dirigeant le plus en vue de la gauche chilienne et le chef naturel de l’opposition. Lorsque l’échec politique et économique d’Ibáñez devint patent, c’est sous la bannière du Front d’action populaire (PS et PC) qu’Allende est, pour la deuxième fois, candidat à l’élection présidentielle de 1958. Il est battu de justesse par le candidat de la droite, Jorge Alessandri, dont des études récentes laissent penser qu’il aurait soutenu la candidature de diversion d’un ancien prêtre d’extrême gauche se disant « indépendant » (lequel réunira sur son nom les 40 000 suffrages qui empêcheront la victoire d’Allende ; plus tard, ce curieux curé défroqué appuiera – comme le fera Alessandri – la dictature de Pinochet). La campagne électorale d’Allende en 1958 et son « train de la victoire » demeurent des images d’Épinal dans la mémoire collective de la gauche chilienne.
Au cours des années qui suivent, Salvador Allende acquiert une envergure continentale. Il se rend à La Havane dès la victoire de Fidel Castro puis, avec l’ancien président mexicain Lázaro Cárdenas, figure légendaire de la Révolution mexicaine et de la gauche latino-américaine, il assiste en 1959 aux premiers rassemblements populaires de la révolution cubaine victorieuse ; il restera toujours proche des dirigeants cubains. En 1961, il est en Uruguay aux côtés d’Ernesto Che Guevara dans les manifestations qui suivent la réunion de Punta del Este au cours de laquelle l’Organisation des États américains a exclu Cuba.
En 1964, il est une nouvelle fois le candidat du Front d’action populaire lors d’une élection présidentielle qui présente un caractère particulier et inédit, dans un pays dont la plupart des présidents avaient été élus par la plus forte minorité : cette année, en effet, la droite (pourtant au pouvoir) préféra s’effacer pour soutenir, dans la crainte d’une victoire d’Allende, le candidat du centre démocrate-chrétien, Eduardo Frei (dont le programme électoral était cependant, sur de nombreux points, plus proche de celui de la gauche). Cette configuration inattendue aboutit à une élection du candidat centriste avec 56% des suffrages. L’enquête menée par le Sénat des États-Unis (par une commission dirigée par le sénateur Frank Church) sur l’action des services secrets américains au Chili entre 1963 et 1973 confirmera les soupçons de la gauche chilienne et révélera l’ampleur considérable du soutien financier de la CIA à la campagne de Frei (dans le rapport de la commission d’enquête sénatoriale, on peut lire : « Les États-Unis ont été massivement impliqués dans l’élection présidentielle chilienne de 1964 » et le chiffre présenté est de « presque 4 millions de dollars », la moitié étant destinée au parti démocrate-chrétien). Le rapport de la Commission Church est une source précieuse sur l’action multiforme menée par les États-Unis au Chili entre 1963 et le coup d’État de 1973 (c’est-à-dire avant et pendant le gouvernement Allende) : financement de l’opposition, du patronat et de la grande presse, actions couvertes par la CIA, etc. Ce rapport a été publié en 1975 par le U.S. Government Printing Office.
À l’occasion de chaque scrutin parlementaire, Salvador Allende ratisse l’ensemble du territoire de ce pays à la géographie si spéciale : élu en 1945 dans le Sud, en 1953 dans le Nord, en 1961 dans la région centrale (Valparaiso), il retrouve en 1969 la charge de sénateur de l’extrême Sud austral. Parallèlement, il demeure actif à l’échelle continentale : en 1966, c’est une des figures principales de la réunion de la Conférence tricontinentale de La Havane, au cours de laquelle il prend l’initiative d’organiser la première rencontre de l’ensemble des partis et mouvements latino-américains de gauche (regroupant ainsi les mouvements de guérilla alors en plein essor, les partis progressistes, les partis ouvriers traditionnels – socialistes et communistes –, etc.). Il y défend la diversité de l’action des forces révolutionnaires, depuis la lutte armée jusqu’à la conquête électorale du pouvoir, selon les spécificités nationales, et parvient à faire triompher ses thèses en s’appuyant sur ce que Che Guevara avait écrit lors de leur rencontre en Uruguay (« Salvador Allende poursuit le même but que moi, par d’autres voies »).
Il est élu président du Sénat chilien en décembre 1966. Quelques mois plus tard, après la défaite et l’assassinat d’Ernesto Che Guevara, il organisera le sauvetage des combattants cubains de la guérilla en Bolivie en préparant leur accueil à la frontière et en assurant lui-même leur protection jusqu’à leur arrivée sur le territoire français : c’est le président du Sénat chilien qui confiera à Tahiti ces trois rescapés à l’ambassadeur de Cuba en France.
En 1970, Salvador Allende est une quatrième fois candidat à l’élection présidentielle, sur un programme paradoxal : une transformation révolutionnaire qui respecterait la légalité et les libertés politiques et parlementaires. Il est investi par la coalition de l’Unité populaire, regroupant l’ancien Front d’action populaire de ses deux précédentes campagnes (PS et PC) auquel s’ajoute notamment la gauche de la Démocratie chrétienne ayant fait scission de ce parti. Alors que tous les sondages prévoyaient la victoire du candidat de la droite, l’ex-président Jorge Alessandri, Salvador Allende arrive de justesse en tête du scrutin du 4 septembre avec 36,6% des suffrages, devançant Jorge Alessandri d’un nombre de voix (40 000) identique à celui grâce auquel Alessandri l’avait lui-même devancé en 1958. Comme ce fut le cas en 1958 en faveur d’Alessandri et comme le veut la tradition républicaine chilienne, le candidat ayant obtenu la plus forte minorité est confirmé par le Parlement (ce vote se tiendra le 24 octobre), et Salvador Allende devient président de la République le 3 novembre 1970.
Le gouvernement de l’Unité populaire durera jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973. Dès la période précédant son investiture, Salvador Allende avait pris la mesure de la violence des oppositions auxquelles il sera confronté : l’avant-veille du vote du Parlement, le commandant en chef des Forces armées, partisan du rôle strictement constitutionnel de l’armée, est victime d’un attentat organisé par un commando armé dont les liens avec l’ambassade des États-Unis à Santiago ne posent pas question. Les archives déclassifiées de la CIA et le rapport de la Commission Church confirmeront l’intervention massive des États-Unis dans cette campagne électorale, puis tout au long du gouvernement de l’Unité populaire, quand il s’agit d’étouffer et « faire hurler l’économie chilienne », selon l’expression prêtée à Richard Nixon. Cette période de l’Unité populaire sera donc d’une extrême polarisation : les classes populaires vivent dans une sorte d’exaltation permanente et dans l’attente d’une révolution sociale, tandis que les possédants et une grande partie des classes moyennes ressentent une angoisse, une « peur sociale » de plus en plus irrépressible. Le gouvernement de l’Unité populaire parvint toutefois à imposer plusieurs mesures essentielles (nationalisation du cuivre et des banques, approfondissement de la réforme agraire, etc.), mais dut renoncer à d’autres, face à l’hostilité du Congrès dominé par l’opposition et à l’activisme de groupes d’extrême droite et de mouvements sociaux organisés par le patronat des entreprises de transport routier – ce patronat, bénéficiant d’un soutien financier sans faille des États-Unis, paralysera le pays à diverses reprises.
L’Unité populaire n’est pas seulement une époque de polarisation extrême : c’est aussi une période inédite dans l’histoire politique du Chili car, contrairement à tous ses prédécesseurs, le gouvernement d’Allende sera de moins en moins minoritaire au fur et à mesure qu’il gouvernera. En effet, l’Unité populaire atteindra presque la majorité absolue aux élections de 1971, certes municipales ; mais, surtout, aux élections parlementaires de mars 1973, elle progressera par rapport au scrutin de 1970 (fait exceptionnel pour une coalition au pouvoir au Chili) – c’est d’ailleurs cette progression électorale qui sera la source directe du coup d’État, comme le reconnaîtra Henry Kissinger en justifiant l’intervention des États-Unis : « Nous n’allions pas demeurer les bras croisés si un pays du continent américain choisit la voie du socialisme par suite de l’irresponsabilité de son peuple ». Le coup d’État militaire prendra de vitesse le gouvernement lorsque, devant l’approfondissement des tensions, Salvador Allende cherchera à organiser un référendum qui aurait offert à la gauche chilienne, et au pays, une sortie de crise par la voie électorale.
Le 4 septembre 1970, il y a cinquante ans, Salvador Allende avait été élu avant d’« accéder au gouvernement, mais pas au pouvoir », en raison de l’opposition systématique du Parlement – où il était resté minoritaire – et de l’obstruction du pouvoir judiciaire, lequel se ralliera sans état d’âme à Pinochet. Le suicide d’Allende au nom de la défense du respect du suffrage universel a transformé en mythe un homme politique dont l’allure extérieure était traditionnelle mais qui, politiquement, sortait radicalement de l’ordinaire : il affirmait vouloir conduire une révolution socialiste tout en respectant le cadre légal existant de la « démocratie bourgeoise », et n’a jamais cherché à s’écarter de cet objectif, ni à renverser cet obstacle. D’abord enterré anonymement dans le caveau de la famille Grove à Viña del Mar, près de Valparaiso, il fera l’objet d’obsèques nationales, le 4 septembre 1990, vingt ans jour pour jour après sa victoire électorale. À ces obsèques, la France était représentée par le Premier ministre Michel Rocard, qui salua « un Retour des Cendres comme on en connut peu dans l’Histoire ».