10 mars 1906 : « Courrières-les-Morts »

Le 10 mars 1906, plus de mille personnes périssent dans les mines de Courrières. Marion Fontaine revient sur ce qui fut le plus grave accident de cette nature en Europe et montre, en analysant les débats qu’il a suscités, leur utilité pour appréhender travail et risques industriels au XXIe siècle.

« Est-ce Hénin-Liétard ou Noyelles-Godault/ Courrières-les-Morts Montigny-en-Gohelle/ Noms de grisou Puits de fureur Terres cruelles/ Qui portent çà et là des veuves sur leur dos »[1]. Dans ces vers Aragon superpose aux images d’un désastre militaire, les batailles de mai-juin 1940 dans le Nord, celles des catastrophes et des désastres industriels et dessine les traits d’une région victime aussi bien de la guerre que de la mine. « Courrières-les-Morts », ce « nom de grisou », fait référence à l’évènement le plus emblématique, à savoir la catastrophe des mines de Courrières qui, le 10 mars 1906, fit 1099 victimes officielles. Le souvenir de ce qui demeure le plus grave accident industriel de ce type en Europe reste marqué dans l’ex-territoire minier du Nord par des monuments commémoratifs qui ressemblent à s’y méprendre à des monuments aux morts, ou encore par l’éclat des cérémonies qui ont accompagné le centième anniversaire de la catastrophe en 2006.

Si évoquer aujourd’hui « Courrières-les-Morts » satisfait donc un devoir d’histoire ou de mémoire, pour l’observateur un peu pressé, cela ne semble guère en revanche présenter d’intérêt pour le présent. L’expérience de l’exploitation du charbon, du travail souterrain, de la dangerosité qui y est associée, paraît en effet irréelle. D’un côté, elle renvoie à un passé considéré comme définitivement révolu, le monde de Germinal, le temps de l’industrie lourde et du charbon, de la classe ouvrière organisée, etc. Pour le présent, elle fait songer à l’ailleurs, quelque chose qui ne concerne plus l’Europe occidentale, plutôt des pays comme la Chine ou la Turquie, desquels parviennent régulièrement les échos des coups de grisou[2] et autres éboulements qui continuent à tuer des ouvriers au fond. Pour l’Européen de 2016, Courrières paraît en somme ne renvoyer qu’à un archaïsme ou à un exotisme, certes tragique, mais en même temps bien lointain.

Il n’est pas impossible pourtant que cette catastrophe, dont l’approche a été profondément renouvelée[3], dans le cadre des études historiques ou sociologiques concernant les risques industriels et technologiques[4], puisse nourrir la réflexion contemporaine. En écrivant cela, on ne vise pas à rabattre un peu platement le passé sur le présent ou à arguer qu’il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil et aucune solution de continuité entre Courrières, Fukushima (2011) ou encore l’explosion de l’usine AZF à Toulouse (2001). C’est au contraire parce que Courrières témoigne d’une expérience, d’un rapport au monde industriel, à la fois très différent du nôtre et qui en même temps résonne avec lui, que l’évènement est bon à penser, non seulement pour ce qui concerne la relation au risque mais aussi, comme on le verra, s’agissant d’enjeux un peu plus larges.

 

Une catastrophe médiatique

L’accident du 10 mars survient dans une fosse d’exploitation de la compagnie des mines de Courrières, l’une des entreprises privées à laquelle est concédée l’exploitation du charbon dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais. Elle est due à l’explosion d’une nappe de grisou dont la présence avait été suspectée quelques jours plus tôt par des ouvriers, sans que les ingénieurs responsables du chantier tiennent compte de l’avertissement. L’explosion est suivie d’une inflammation des poussières de charbon, qui incendie et dévaste plusieurs dizaines de kilomètres de galerie. Dès que la nouvelle est connue, l’émotion est considérable. Les secours se mettent en place difficilement : signe du retard de la compagnie de Courrières en la matière, il faut faire appel au matériel et aux équipes de sauveteurs de la Belgique et même de la Ruhr allemande. L’émoi connaît un nouveau pic, lorsque 24 jours plus tard, le 30 mars, alors que tout espoir a été abandonné, 13 mineurs remontent, vivants, à la surface : ces rescapés (le mot, issu du patois picard, date de ce moment) contribue à relancer l’intérêt pour l’évènement et ses péripéties dramatiques.

Si l’histoire, et le coup de théâtre que constitue le retour des rescapés, disposent en eux-mêmes d’une force considérable, sans doute n’auraient-ils pas eu tant de résonance s’ils ne s’étaient pas inscrits dans l’âge naissant des médias et de la culture de masse. Comme l’Affaire Dreyfus, de laquelle elle n’est séparée que de quelques années, la catastrophe de Courrières est aussi le produit d’un nouveau temps médiatique[5]. Dès que la nouvelle en est connue, les quatre quotidiens à plus fort tirage[6] lui accordent une place majeure : Le Petit Parisien y consacre toute sa « une », Le Matin accumule les clichés. Journaux et illustrés ne cessent dans les jours qui suivent d’y revenir. Les moyens déployés sont exceptionnels : tous les quotidiens envoient sur place leurs reporters, des liaisons téléphoniques permanentes sont établies, les clichés pris dans la matinée sont expédiés en train aux rédactions. La grande presse ne constitue pas le seul support. L’édition de très nombreuses cartes postales[7], presque au jour le jour, témoigne du nouvel impact de la photographie dans la représentation de l’événement et du rôle des images dans les appels à la mobilisation en faveur des victimes en France ou à l’étranger.    

Les causes de cette exceptionnelle couverture médiatique sont à chercher dans les ressorts de la catastrophe elle-même : son ampleur, le nombre de victimes, la réapparition des rescapés, etc. Elles procèdent aussi du contexte éditorial dans lequel évolue la presse à gros tirage à la veille de la Première Guerre mondiale. « Courrières » permet aux rédactions de valoriser les missions que s’assigne alors la presse[8] : éclairage de l’événement, recherche des responsables, activations des réseaux de solidarité. La catastrophe offre surtout à chaque journal une nouvelle occasion pour rivaliser avec ses concurrents et éventuellement augmenter ses ventes, en faisant jouer les mécanismes qui, depuis le milieu du XIXe siècle, sont à l’origine du succès des quotidiens populaires.

Ainsi les journaux se lancent-ils une nouvelle fois dans la course à l’exclusivité. C’est à qui donnera le plus rapidement le plus de détails, d’explications, de photographies. Les premiers comptes rendus mettent autant en scène la présence sur les lieux et le travail des grands reporters attachés à chaque quotidien que l’événement lui-même[9]. L’explosion au fond, et la dimension de mystère souterrain qui l’accompagne, offre par ailleurs à ces journalistes un terrain d’investigation sans précédent. Face à l’ampleur du drame et aux interprétations divergentes qui circulent concernant ses causes, ils se présentent comme des enquêteurs pour démêler le vrai du faux, expliquer les raisons de l’explosion ou discuter de la nécessité ou non de poursuivre la recherche d’éventuels survivants. Pour venir en aide aux victimes, les rédactions organisent de leur côté des souscriptions, publient la liste des donateurs et intensifient ainsi le lien avec leur lectorat. Les journaux en viennent, dans ces conditions, à s’ériger en juges ou en censeurs, au nom de l’opinion publique. Devant les défaillances en matière de sécurité au fond et les dysfonctionnements des secours, éditoriaux et articles se transforment en tribunaux et mettent en accusation les compagnies minières ou le gouvernement[10].

Cependant la catastrophe constitue avant tout le point de départ idéal d’un récit journalistique conçu sous l’angle du drame ou de la tragédie. Tout s’y prête : le surgissement de l’explosion, le spectacle des corps déchiquetés remontés à la surface, l’impossibilité, dans les premiers temps, de descendre au fond et de se rendre sur les lieux mêmes de l’accident. Comme dans les tragédies, la catastrophe n’est pas appréhendée directement, mais par le biais des récits qui l’entourent et des dévastations qu’elle provoque. Tout cela constitue une matière de premier plan pour les rédacteurs. Ils multiplient les figures de style pour restituer l’atmosphère du Pays Noir et la terreur qu’engendre l’événement : « J’ai vu les morts du Hilda, j’ai vu ceux du tremblement de terre de la Calabre et ceux de l’incendie du Bazar de la Charité. J’ai vu des noyés, des brûlés. Jamais, jamais, je n’ai assisté à un spectacle aussi horrible aussi épouvantable aussi hideux ! Ces corps ne sont plus des corps. Ces morceaux de charbon ont été des jambes des bras des têtes ; ces morceaux de charbon ont été des hommes. Durant toute ma vie je les aurai sous les yeux. »[11]

Le récit journalistique s’appuie sur différents registres linguistiques afin de susciter horreur, crainte, compassion chez les lecteurs. Il s’articule autour de quelques personnages, témoins emblématiques (Emile Basly, le maire de Lens et principal responsable du Syndicat des Mineurs) ou acteurs (le délégué-mineur[12] Simon, dit Ricq) qui servent de fil conducteur au récit : les figures de l’ingénieur, du sauveteur héroïque ou du syndicaliste transforment les scènes anonymes en une trame dramatique aisément compréhensible pour les lecteurs. Ce type de récit fait souvent appel des images stéréotypées, à la fois parce qu’elles sont plus aisément compréhensibles par les lecteurs et parce que les journalistes sont en général peu au fait des réalités du monde de la mine. Les auteurs des articles ont donc recours aux représentations littéraires qui, à l’instar du fameux Germinal d’Emile Zola (1885), ont progressivement forgé au XIXe siècle le mythe des « gueules noires »[13] : le courage des hommes du fond et l’amour qu’ils portent à leur métier, la comparaison entre le mineur et le marin, tous deux exposés à la fatalité des forces naturelles, l’usage des métaphores personnifiant la mine en ogresse, tueuse et dévoreuse d’hommes.

Journalistes, commentateurs et photographes participent ainsi, en même temps que les acteurs de l’accident, à la construction de « Courrières ». Cette dernière atteste l’entrée dans un nouvel âge médiatique des catastrophes. Elle suscite une série de stéréotypes discursifs et iconographiques (l’horreur souterraine, l’attente et la douleur des veuves à la surface) qui circulent et sont régulièrement repris pour peindre les accidents miniers. Elle marque en général sur la durée les représentations littéraires ou cinématographiques du monde minier, qui en viennent à faire de la catastrophe au fond l’un des éléments presqu’indispensables de la narration.

 

Mourir à la mine ?

Si Courrières signale d’un côté l’entrée dans le régime contemporain de représentation des catastrophes, elle s’en distingue sous certains aspects. Il suffit pour s’en convaincre de comparer l’évènement de 1906 avec une autre catastrophe, en l’occurrence celle qui a lieu non loin de là mais près de 70 ans plus tard, à Liévin, le 27 décembre 1974. Si le bilan de cette dernière est beaucoup moins lourd (42 victimes), elle constitue l’accident le plus important de l’après-guerre, l’un des derniers aussi, avant que ne s’accélère le processus de fermeture des mines[14].

En 1974 comme en 1906, les commentateurs paraissent de prime abord manifester des sentiments identiques : passé l’effroi, la volonté de comprendre, de pointer les causes et les éventuels responsables afin qu’un accident de ce type ne puisse plus se reproduire. Dans les deux cas encore, ce sont les ingénieurs, et plus généralement les responsables de l’entreprise, qui sont les premiers visés. A Courrières, les représentants du mouvement socialiste et ouvrier, tout comme une partie de la presse, mettent ainsi en avant les multiples défaillances de la compagnie (l’usage de lampe sans protection, les dysfonctionnements de l’aération, le manque d’équipements et de méthodes dans l’organisation du sauvetage) et soulignent sa propension à privilégier la rentabilité au détriment de la sécurité des ouvriers. Lors du débat parlementaire du 3 avril 1906, Jaurès considère ainsi que ce privilège accordé au profit condamne le régime des concessions privées : la seule solution pour punir les compagnies et mieux gérer les risques, est que la gestion du charbon retourne à la collectivité, c’est-à-dire que les mines soient nationalisées : « La seule sanction pour ceux chez qui le souci du lucre prime le souci des vies humaines, pour ceux qui, en fermant leurs yeux, en bouchant leurs oreilles, ont créé le péril et la mort, est de leur annoncer que, puisqu’ils sont incapables de gérer le domaine que la nation leur avait confié, la nation reprend son domaine pour l’administrer elle-même. Elle avait pu l’aliéner, elle n’avait pas renoncé à son devoir, qui est de veiller à la vie et à la sécurité des travailleurs. » On retrouve, sans guère de différence, sauf peut-être un peu moins de flamme oratoire, ce genre d’accusation contre le patronat minier, même si c’est désormais celui des Houillères nationalisées[15], au moment de Liévin.

Si Jaurès en vient à estimer que la catastrophe de Courrières aurait pu ne pas avoir lieu, ou du moins pas avec un bilan aussi lourd, il pense simultanément qu’une partie de la dangerosité du métier de mineur est irréductible et que l’homme restera peut-être impuissant face aux surprises du monde souterrain. C’est ce qu’il écrit par exemple dans L’Humanité le 11 mars 1906 : « Il se peut après tout qu’il y ait encore, dans le maniement des forces naturelles, une part de fatalité que la raison de l’homme n’a pu réduire. Il se peut que même exploitée collectivement, sans âpre souci immédiat du dividende, les mines puissent être encore parfois surprises et ravagées par l’explosion sauvage des forces aveugles »[16].

Le sacrifice des mineurs est peut être fatal, et ce sacrifice atteste l’héroïsme d’ouvriers offrant leur vie pour l’industrialisation conquérante. Il ne s’agit donc pas pour Jaurès de refuser ce sacrifice, ni d’en dénier le sens, mais d’abord de faire en sorte qu’il soit le plus limité possible, ensuite d’œuvrer pour que cette mort industrielle ait une vraie signification, c’est-à-dire que cette bataille des mineurs pour la production ne profite pas seulement à quelques-uns mais à tous, et qu’ils offrent leur vie, non pour permettre à quelques actionnaires de s’enrichir mais pour l’amélioration générale de la collectivité et dans le cadre d’une mine qui leur appartienne. Le but n’est pas de refuser la mort, mais de l’ennoblir, qu’elle touche des hommes debout, acteurs d’une justice sociale enfin conquise, et non des esclaves. « Car la mine appartient au capital ; elle n’appartient pas à la communauté et au travail. Cette mine où ils peinent et où ils succombent, cette mine qui est un dur chantier toujours et un sinistre tombeau parfois, ils l’aiment malgré tout ; parce que l’homme aime ce à quoi il se donne. Mais comme ils l’aimeraient, comme ils l’adoreraient si elle était la cité souterraine du travail libre et de la justice sociale. Même les catastrophes seraient moins cruelles si elles étaient imputables à la seule nature, et si l’humanité avait fait tout l’effort qu’elle peut faire pour les prévenir »[17].

Lorsqu’on lit les discours qui entourent Liévin, par exemple celui que prononce le maire socialiste de la ville, Henri Darras, lors des obsèques des victimes, la tonalité n’est plus la même. Ce ne sont plus les circonstances d’un accident particulier qui sont mises en avant, c’est le fait même que des hommes meurent à la mine qui est devenu anormal : « Il ne faut plus que pour un mineur gagner sa vie soit aussi affronter la mort »[18]. Darras fait saillir le décalage, à ses yeux criant, entre les progrès techniques réalisés au second XXe siècle et l’archaïsme des morts miniers. Il manifeste son refus de croire en la fatalité, ce terme qui revient comme une antienne, du déclenchement des forces naturelles. « La fatalité c’est une expression trop commode ; il n’y a pas de risques inévitables. Si toutes les mesures de sécurité ont bien été prises, cela prouve tout simplement que ces mesures sont insuffisantes et qu’il faut pousser plus loin la recherche. La science et la technique doivent permettre de limiter au maximum le nombre et l’ampleur de telles catastrophes ».  Le discours d’Henri Darras n’est en rien un cas isolé : la quasi-totalité de la presse et des acteurs de Liévin reprennent de la même manière cette idée d’un « refus de la fatalité ». Il est désormais tenu pour inadmissible que des hommes meurent dans ces conditions.

La différence que l’on perçoit ici entre Courrières et Liévin témoigne d’une mutation globale dans le rapport aux catastrophes. Pour notre temps, la cause n’en est plus imputée à une quelconque Providence ; il n’est plus considéré non plus comme admissible qu’elle relève de l’aveugle nature, ce que pense encore Jaurès. Elle découle aux yeux des observateurs et des participants, d’une responsabilité humaine, forcément humaine, et le risque qui s’actualise dans la catastrophe peut et doit et être résolu par le progrès technique. On a là le signe d’évolutions lourdes : de la fatalité à l’impératif catégorique de la sécurité, de la catastrophe perçue au moins en partie comme inéluctable à la perception d’un risque omniprésent mais qu’en même temps scientifiques et décideurs sont enjoints à maîtriser[19]. Il y a aussi à cette transformation des raisons plus circonstanciées. En 1906 travailler à la mine est considéré comme une tâche utile et porteuse d’avenir ; dans la société des années 1970, qui s’est déjà en partie détachée du charbon, cette utilité est beaucoup moins évidente. Courrières magnifie, malgré tout, la figure du mineur martyr et héros de la production, Liévin démontre que cette figure est en train de perdre sa signification : la mort à la mine, suivant d’ailleurs en cela un chemin parallèle à la mort à la guerre, est devenue à la fois inacceptable et incompréhensible.

 

Juger, politiser : Courrières, la gauche et l’Etat

Courrières suggère enfin une dernière série de réflexions s’agissant du traitement judiciaire et politique du risque industriel. Lorsque ce genre d’évènement survient aujourd’hui, que l’on pense par exemple à l’explosion de l’usine AZF ou, sur un autre plan, au scandale de l’amiante[20], il est relayé sur le plan médiatique, politique (avec les discours de deuil et parfois l’adaptation du dispositif réglementaire) et a comme principal débouché la scène judiciaire : se trouvent alors face à face les dirigeants de l’entreprise et les représentants des victimes et de leurs proches, souvent constitués en associations, épaulés ou non par les syndicats, et qui attendent de l’institution qu’elle reconnaisse la faute de l’employeur, le préjudice subi par les salariés et indemnise ces derniers en conséquence. Courrières met en jeu tous ces éléments, mais avec un agencement différent.

Même si le fait passe en partie inaperçu, une enquête judiciaire pour homicide involontaire est bel et bien ouverte, avec le soutien implicite des membres du gouvernement (Georges Clemenceau en tant que ministre de l’Intérieur, Louis Barthou pour les Travaux Publics). Ceux-ci promettent face aux dénonciations et aux appels à la vengeance lancés par le mouvement ouvrier que toute la lumière sera faite sur les causes et les responsabilités. Il y va de la capacité de la démocratie républicaine à produire le vrai, par le biais de médiations institutionnelles acceptables par tous. L’enquête cependant s’enlise, il est vrai que les magistrats instructeurs y mettent peu d’enthousiasme, et une décision de non-lieu est finalement rendue le 5 mai 1907. L’affaire fait de surcroît l’objet d’une enquête parlementaire, menée par la commission des Mines de la Chambre des Députés, commission qui est dirigée par le député socialiste Gustave Dron et dont l’un des membres actifs est le « député-mineur » de Lens, Emile Basly. Cependant, là encore, les travaux s’achèvent en 1909, sans résultat.

Cet étouffement a plusieurs causes. L’une d’entre elles est, paradoxalement, la toute récente loi de 1898, considérée comme l’un des actes de naissances de l’Etat-Providence moderne[21] : celle-ci en effet assure aux salariés, en cas de maladie professionnelle ou d’accident, une indemnisation automatique et forfaitaire, sauf à être augmentée si la faute inexcusable de l’employeur est reconnue, ce qui n’est alors quasiment jamais le cas[22] ; elle limite en contrepartie considérablement, au nom du principe de la responsabilité sans faute[23], les possibilités de poursuite judiciaire. L’autre raison tient dans les liens particuliers que les compagnies minières entretiennent avec l’Etat : celui-ci les oblige, dès l’époque napoléonienne, à veiller à la sécurité au fond ; il confie la surveillance de ce domaine, et l’expertise en cas d’accident, à une administration, le Service des Mines, composé des ingénieurs du corps des Mines. Toutefois ceux-ci sont dans une position très équivoque : représentants de l’Etat et de l’intérêt public, ils sont en même temps proches des compagnies minières, qui emploient bon nombre d’entre eux. Ils sont donc enclins, fait souvent dénoncé par les représentants ouvriers, à être juge et partie et à rester aveugles quand il s’agit d’examiner les causes d’un accident, pour se dédouaner eux ou leurs confrères. Tout cela explique que des évènements comme Courrières ne parviennent alors que rarement jusqu’au procès et que leur prise en compte judiciaire soit en général malaisé.

Si la catastrophe de 1906 est donc beaucoup moins affaire d’enquêtes et de tribunaux, d’experts et d’avocats, de militantisme associatif ou de collectifs de victimes que des accidents postérieurs, elle se déploie en revanche avec éclat sur le terrain du mouvement social. Elle est la cause en effet d’une grande grève qui, dans le courant du mois de mars, embrase les cités minières du Nord et du Pas-de-Calais. La remontée des rescapés ne fait qu’amplifier l’émotion ouvrière face à une compagnie accusée d’avoir abandonné trop tôt les opérations de sauvetage. Le mouvement s’amplifie et ne s’arrête qu’au début du mois de mai. Il prend les formes classiques d’un conflit social minier[24] : grévistes et manifestants défilent dans les rues et les cités, les signes du pouvoir des compagnies (lieux de culte, maisons des ingénieurs…) sont mis à mal, les attaques contre les « jaunes » ou les « rouffions » (c’est-à-dire les non-grévistes) se multiplient. La protestation sert de support à des revendications très diverses, liées à la sécurité bien sûr, aux salaires ou encore à l’arbitraire et à l’hégémonie du paternalisme minier. La fin du conflit, en mai, se traduit par quelques satisfactions, mais elles sont maigres.

Loin des stéréotypes attachés à l’unité des « gueules noires », la grève met en outre en lumière les profondes fractures qui traversent le groupe, en particulier sur le plan syndical. Les représentants des mineurs sont alors divisés entre le « Vieux Syndicat », emmené notamment par Emile Basly, et le « Jeune Syndicat », plus proche du syndicalisme d’action directe, dirigé par le très actif Benoît Broutchoux, avec le soutien de quelques « Parisiens » de la CGT, tel que Pierre Monatte[25]. Deux conceptions de l’action syndicale, presqu’irréconciliables, s’opposent. Les représentants du « Jeune Syndicat », très minoritaire et beaucoup plus faible que son rival, militent, sur le modèle que suit alors la CGT à l’échelle nationale, pour un syndicalisme « pur », révolutionnaire. Ils voient dans le mouvement qui suit Courrières l’une des amorces du Grand Soir qu’ils appellent de leurs vœux et n’ont pas de mots assez durs contre les compromissions de celui qu’ils appellent « Basly-la-Jaunisse ». Le « Vieux Syndicat » s’est tourné pour sa part vers un syndicalisme de masse, vers l’action sociale et juridique auprès des mineurs, non sans une bonne dose de clientélisme. Ses leaders, à commencer par Basly, s’appuient, pour améliorer le sort des mineurs, sur l’action revendicative progressive, les négociations avec les compagnies[26], et sur un dialogue direct avec l’Etat, en qui ils voient à la fois un arbitre et le lieu de réforme de la condition minière, par la voie politique et législative. Balançant entre ce souci du dialogue et de l’Etat, et la volonté de rester en contact avec les mineurs, Basly multiplie les gestes contradictoires. D’une part il dénonce les « vautours de Courrières » (les dirigeants de la compagnie), s’exprime de manière très virulente au moment des obsèques de victimes et se montre tout aussi dur à l’égard du patronat minier au sein de la commission des Mines. De l’autre, il tente de freiner un mouvement jugé désorganisé, nuisible aux intérêts des mineurs, et dans lequel il voit la main des « étrangers », c’est-à-dire des militants de la CGT extérieurs au bassin. Malgré les appels réitérés à l’unité lancés entre autres par Jaurès les deux parties s’entredéchirent lors du conflit de 1906. Si force reste pour finir au « Vieux Syndicat » (d’autant que Benoit Broutchoux est arrêté pour plusieurs mois fin mars), la grève de Courrières ne forge en rien ici l’unité ; elle témoigne au contraire de débats majeurs sur le sens et les finalités de l’action syndicale dans ce genre de situation extrême.

Ces débats se retrouvent, sous d’autres formes, sur le plan politique. Si, au tournant des années 1900, le « Bloc des Gauches » avait pu s’unir autour de l’Affaire Dreyfus, puis sur la question de la laïcité, Courrières signale sa division à propos des questions sociales. Le symbole le plus connu en est le débat parlementaire qui oppose, en juin 1906[27], Jaurès représentant d’un mouvement socialiste désormais unifié, et Clemenceau, ministre de l’Intérieur. Celui-ci certes n’est « pas le diable », comme le fait d’ailleurs remarquer narquoisement à son endroit Jaurès[28]. Il a soutenu, au moins au début les tentatives d’enquête judiciaire à propos de Courrières. Il s’est rendu aussi en personne à la Maison syndicale de Lens en mars pour parler aux mineurs et leur promettre que le droit de grève serait respecté, à condition qu’il n’y ait pas de désordre. Mais justement c’est l’ordre que veut incarner Clemenceau, en particulier face au péril révolutionnaire dont lui semble porteuse la CGT, ce qui le rend très vite beaucoup plus intransigeant. Il fait donc envoyer la troupe en masse dans les cités minières, et dès lors incidents et affrontements se multiplient jusqu’à la fin du conflit.

On l’oublie assez souvent, mais le fameux duel oratoire de 1906 se trouve ainsi étroitement lié à Courrières. Les critiques de Jaurès à l’égard de la politique suivie par le ministre de l’Intérieur portent sur deux points. Sans jamais justifier la violence ouvrière, Jaurès souligne la différence de traitement entre la punition de cette violence, brutale, ouverte, liée à l’exaspération devant la catastrophe, et l’indulgence à l’égard d’une violence patronale, plus sourde, plus distante en apparence, mais dont les résultats peuvent être dévastateurs. Jaurès insiste sur une autre inégalité : l’ouvrier est tenu pour personnellement responsable des actes de violence commis durant la grève et condamné pour ces actes par la justice. En revanche le patronat demeure irresponsable pour les morts que ses défaillances ou ses négligences ont entraîné. Autant que l’intransigeance de Clemenceau, Jaurès dénonce ainsi son renoncement à soutenir le processus judiciaire et parlementaire, pour faire éclater le vrai et dire les responsabilités à propos de Courrières : « Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité (…) vous n’êtes pas sûr vous-mêmes de pouvoir faire la lumière, vous n’êtes pas sûr de pouvoir dégager les responsabilités. Ce fait monstrueux persiste qu’il suffisait de suspendre pendant quelques jours (…) la descente dans la mine, et qu’on n’y a pas pensé ou qu’on ne l’a pas voulu, et que dans cette erreur, dans cette étourderie, 1400 existences humaines sont ensevelies. Et vos juges cherchent ! Et vos enquêteurs tâtonnent ! ».

Le débat de 1906 est loin de se résumer à celui de « Dieu » et du « Diable », d’une gauche réformiste contre une gauche révolutionnaire, de l’ordre républicain et du mouvement social : il est aussi un moment de réflexion sur ce que peut ou sur ce que doit faire le politique pour prendre en charge un évènement qui remet en cause le lien social. Il est encore une étape dans la réflexion sur la manière dont on peut établir les responsabilités dans le domaine du risque industriel, sur les acteurs qui doivent les exercer et sur le rôle que doivent jouer en la matière et la justice, et le pouvoir politique. On voit que s’esquisse là avec Courrières des débats promis à un bel avenir tout au long du XXe siècle. Ce fait suggère, pour finir, une remarque plus générale. On a pris ces dernières années l’habitude de n’envisager l’ex-bassin minier du Nord-Pas-de-Calais que sous l’angle de la nostalgie (le beau temps de la communauté minière unie, des identités sociales et politiques lisibles, de la congruence entre le peuple et la gauche) ou plus souvent sous celui du cauchemar (ces terres archaïques, désindustrialisées, chômeuses, qui sont devenues les fiefs d’élection du Front nationale) à condamner au pire, au mieux à résorber par la modernisation post-industrielle. Courrières dit pourtant autre chose. L’évènement n’incite pas à la nostalgie et ne présente pas une image idéale. Il témoigne au contraire de fractures et de controverses, de situations et de débats qui ne concernent pas le seul bassin minier, et peuvent nourrir encore des questionnements. Ceux-ci, loin d’être cantonnés à la seule remémoration du passé, trouvent des échos et sont susceptibles de nourrir la réflexion (sur le travail, sur le risque, etc.) des sociétés du XXIe siècle qui sont loin d’en avoir fini avec l’expérience industrielle, quelles que soient les formes qu’est susceptible désormais de prendre cette dernière.

 


[1] Aragon, « Enfer-les-Mines », Le Crève-Cœur, Paris, Gallimard, 1946.

[2] Le grisou est un gaz souterrain et inflammable, souvent à l’origine d’accidents dans les mines de charbon.

[3] Denis Varaschin et Ludovic Laloux dir., 10 Mars 1906 Courrières, aux risques de l’histoire, Vincennes, GRHEN, 2006. 10 mars 1906 La catastrophe des mines de Courrières et après ?, Lewarde, Centre historique minier, 2007.

[4] Gaëlle Clavandier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, Editions du CNRS, 2004. Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012. François Walter, Catastrophe. Une histoire culturelle, XVIe – XXe siècle, Paris, Seuil, 2008. Eventuellement Florent Guénard, Philippe Simay, « Du risque à la catastrophe. A propos d’un nouveau paradigme », La Vie des idées, mis en ligne le 23 mai 2011, http://www.laviedesidees.fr/Du-risque-a-la-catastrophe.html.

[5] Annick Bonnet, Marion Fontaine, « « Courrières les morts », l’événement et la mémoire », dans 10 mars 1906. La catastrophe des mines de Courrières… Et après ?, op. cit., p. 241-247.

[6] Le Matin, Le Journal, Le Petit Journal, Le Petit Parisien.

[7] Madeleine Rebérioux, « La carte postale de grève : propos sur une collection et sur une exposition », Le Mouvement Social, n°131, avril-juin 1985, p. 131-144.

[8] Christian Delporte, Les Journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Seuil, 1999.

[9] L’Intransigeant, 11 mars 1906.

[10] Le Matin, 14 mars 1906.

[11] Le Journal, 13 mars 1906.

[12] La loi du 8 juillet 1890, soutenue ardemment par Jaurès, a institué le principe de délégués-mineurs élus chargés notamment de veiller à la sécurité des ouvriers dans les puits et d’inspecter les travaux souterrains.

[13] Diana Cooper-Richet, Le peuple de la nuit. Mines et mineurs en France. XIXe-XXe siècle, Paris, Perrin, 2002, p. 175-185.

[14] Marion Fontaine, Fin d’un monde ouvrier. Liévin, 74, Paris, Editions de l’EHESS, 2014, p. 19-46.

[15] L’ensemble des houillères françaises est nationalisé à la Libération et réuni au sein des Charbonnages de France.

[16] « Justice », L’Humanité, 11 mars 1906.

[17] Ibid.

[18] Pour cette citation et la suivante, Centre Historique Minier de Lewarde (Nord), 55W249, dossier sur la cérémonie du 31 décembre 1974.

[19] François Walter, Catastrophes, op. cit., p. 25. On pense aussi évidemment à Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

[20] Emmanuel Henry, Amiante, un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

[21] François Ewald, L’Etat-Providence, Paris, Grasset, 1986.

[22] Il faudra attendre l’arrêt de la Cour de Cassation du 28 février 2002, concernant l’amiante, pour que soit facilitée la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur : il suffit désormais que ce dernier ait manqué à son obligation contractuelle de sécurité alors qu’il aurait pu ou dû faire autrement

[23] Dans le cadre de la loi de 1898, l’employeur doit une réparation pour les accidents survenus dans son entreprise, mais sans que ces derniers soient considérés, sauf faute inexcusable, comme un crime ou un délit relevant de sa responsabilité ou de sa culpabilité individuelle, et donc punissable pénalement. 

[24] Sur ce point, voir le récent mémoire de Bastien Cabot, prix de la Fondation Jean Jaurès en 2016 : Bastien Cabot, « A bas les Belges ! » L’expulsion des mineurs borains (Lens, août-septembre 1892) : une affaire oubliée, Mémoire de Master 2, EHESS, 2015, 168 p.

[25] Voir l’étude devenue classique de Jacques Julliard, « Jeunes et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte) », dans Autonomie ouvrière. Etude sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Editions de l’EHESS/ Gallimard/ Seuil, 1988, p. 69-93.

[26] Les premières conventions entre syndicats et patronat miniers sont signés à Arras en 1891, bien avant donc que ne se généralisent les conventions collectives.

[27] Extrait des débats à la Chambre des députés, 12 et 14 juin 1906, repris dans Ainsi nous parle Jean Jaurès (textes réunis et présentés par Marion Fontaine), Paris, Fayard, 2014, p. 57-69.

[28] On fait allusion à la célèbre apostrophe au cours du débat, à Clémenceau disant à Jaurès, « Vous n’êtes pas le bon Dieu », Jaurès répondit, « Vous, monsieur le ministre, vous n’êtes même pas le diable ».

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