Tiers-lieux : les conditions d’une véritable hybridation. Des laboratoires d’expérimentation de l’avenir ?

Au sein des territoires, ruraux, périphériques comme urbains, des endroits insolites mêlent des activités qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble. Comment comprendre la multiplication de ces tiers-lieux ? En quoi ces espaces pourraient amener de nouvelles formes de création de collectif ? Dans une analyse en partenariat et avec le soutien des Petits Débrouillards, la philosophe Gabrielle Halpern livre sa vision de ces évolutions.

Dans le cadre de ses missions sur le terrain, le mouvement associatif d’éducation populaire Les Petits Débrouillards réfléchit aux nouvelles formes d’organisation des citoyens et des porteurs de projet. Qu’il s’agisse des initiatives des conventions citoyennes ou de la démultiplication des tiers-lieux dans tous les territoires, de profondes transformations sont à l’œuvre et réinventent l’action et le débat publics, l’économie, les dynamiques territoriales ou encore l’intergénérationnel. Le mouvement associatif d’éducation populaire Les Petits Débrouillards a donc participé à la série de rencontres citoyennes appelée La Tournée des tiers-lieux. C’est dans ce cadre que l’idée de cette note est née.

Et si l’hybridation allait devenir la grande tendance du monde qui vient ? L’hybridation peut se définir comme « le mariage improbable1Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020. ». C’est le fait de mettre ensemble des secteurs, des activités, des métiers, des personnes, des usages, des compétences, des matériaux, des générations, qui, a priori, n’ont pas grand-chose à voir ou à faire ensemble, voire qui peuvent sembler contradictoires, mais qui, réunis, vont donner lieu à un tiers-usage, un tiers-lieu, un tiers-objet, un tiers-matériau, une tierce-économie, un tiers-modèle…, à de nouveaux mondes, en somme2Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin). ! Depuis plusieurs années, il semble en effet que nous assistons à un phénomène d’hybridation accélérée de notre monde qui touche de nombreux domaines de notre vie.

Prenons les villes : du fait de la prise de conscience écologique, les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines se développent au point que la frontière entre ville et campagne tend à devenir de plus en plus ténue. Cette hybridation de la nature et de l’urbanisme se fait parallèlement à celle des univers professionnels, des formations et des métiers : les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques et les écoles commencent à collaborer de manière plus étroite. De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un quartier ou d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. De son côté, l’art sort enfin des musées et des galeries pour se rendre accessible au plus grand nombre dans les gares, les rues, les commerces et les hôpitaux. Dans le même temps, des pianos sont installés dans des magasins où l’on organise des ateliers de lecture et de cuisine ; tandis que l’on construit des crèches dans des maisons de retraite.

Parmi les signaux faibles témoignant de l’hybridation progressive de notre monde, il y a les tiers-lieux. Nous voyons se multiplier, au sein des territoires, ruraux, périphériques comme urbains, des endroits insolites qui mêlent des activités qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble – des activités économiques comme de l’artisanat et du numérique, de la recherche scientifique ou encore des infrastructures culturelles –, mais qui conduisent à la création d’un monde nouveau3Ibid.. Fortement ancrés dans le territoire où ils sont nés, ces tiers-lieux nourrissent des liens forts avec celui-ci. La diversité d’activités conduit à une diversité de publics accueillis, de métiers, de générations, qui, là encore, semblaient jusqu’à présent n’avoir pas grand-chose à voir ensemble – générant de nouveaux modèles de collaboration professionnelle, une nouvelle manière d’exister collectivement, l’invention de nouveaux liens et de nouvelles solidarités. Ces collectifs, par la façon dont ils se forment et se cultivent, semblent interroger l’exercice de la citoyenneté contemporaine et apportent des clefs qui pourraient nourrir une réflexion sur la façon de repenser notre contrat social, à la fois dans le domaine politique et dans le domaine professionnel.

En réunissant des activités a priori hétéroclites, ces tiers-lieux s’inscrivent dans un objectif d’utilité, de lien et d’innovation sociaux et entendent estomper progressivement les frontières artificielles créées entre les générations, les secteurs, les métiers, les territoires, les publics. L’émergence de ces tiers-lieux, ainsi que de tous ces exemples cités plus haut, sont-ils la preuve que nous commençons à apprivoiser notre angoisse face à ce qui n’entre pas dans nos cases ? Une angoisse, qui nous a conduits, pendant des siècles4Gabrielle Halpern, Penser l’hybride. Une critique de la raison économique, thèse de doctorat en philosophie, 2019., à ignorer, voire à rejeter tout ce qui, dans la réalité, pouvait sembler de près ou de loin hybride, c’est-à-dire hétéroclite, contradictoire, incasable. Une angoisse que nos ancêtres de l’Antiquité grecque ont incarnée dans la figure du centaure5Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020. – mi-humain, mi-cheval, figure hybride par excellence –, presque toujours décrite, dépeinte ou sculptée comme menaçante. Ce qui est hybride nous veut-il du mal ? C’est ce dont nous semblons avoir été persuadés pendant longtemps. Alors que nous voyions le monde sous le prisme de l’identité et de l’homogénéité, nous commençons peut-être à comprendre combien l’hybridation peut être une véritable chance pour notre société et pour ceux qui l’habitent.

Mais quelle est la condition pour pouvoir parler d’« hybridation » au sujet des tiers-lieux ? Pour répondre à cette question, il convient de rappeler que l’hybridation pose la question de la relation à l’autre6Gabrielle Halpern, Penser l’hybride, op. cit., 2019.. Quelle est la juste relation à l’autre ? C’est là que la figure du centaure peut nous apporter quelques lumières. Dans le centaure, quelle est la relation entre la partie humaine et la partie chevaline ? Sont-elles dans une relation de fusion où l’on ne sait plus qui est qui ? Sont-elles dans une relation de juxtaposition où elles coexistent, mais chacune mène sa propre vie dans l’indifférence de l’autre, ou sont-elles dans une relation d’assimilation, c’est-à-dire qu’il y a une partie qui essaie de prendre le pas sur l’autre ? Ces trois types de relation – la fusion, la juxtaposition ou l’assimilation – constituent les trois pièges de la relation à l’autre, et cela est vrai dans le domaine amical, professionnel, amoureux ou géopolitique. L’hybridation n’est ni la fusion, ni la juxtaposition, ni l’assimilation. Il existe une quatrième voie, qui est celle de la « métamorphose réciproque7Gabrielle Halpern, Penser l’hybride, op. cit., 2019. » : pour obtenir un centaure, il ne suffit pas de mettre un homme sur un cheval, mais il faut que chacune des parties fasse un pas de côté, sorte de son identité, se métamorphose au contact de l’autre, et alors seulement il y aura rencontre, et donc création d’une tierce figure, d’un tiers monde, d’un tiers-lieu. La juste relation à l’autre peut se définir comme « la métamorphose réciproque8Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020. », qui mène à l’hybridation.

Dans quelle mesure ces tiers-lieux ne constituent-ils pas une simple juxtaposition d’activités, de publics, de compétences, de générations et d’usage, mais conduisent-ils à une véritable hybridation des mondes ? Y a-t-il une hybridation au sein des tiers-lieux et si oui, quelles sont ses formes, ses dynamiques, ses conditions de possibilité et ses conditions de durabilité ? Comment les collectifs se constituent-ils au sein de ces lieux atypiques ? Dans quelle mesure les tiers-lieux peuvent-ils être des écoles d’apprentissage de l’altérité et constituer des laboratoires d’expérimentation de nouvelles méthodes, de nouvelles manières de se rencontrer et de collaborer ? Dans quelle mesure permettent-ils de repenser la citoyenneté et le contrat social ? Dans quelle mesure ces tiers-lieux peuvent-ils devenir des points de repère fédérateurs au sein des territoires, de par les collectifs qu’ils cultivent ?

Pour tenter de répondre à ces questions, un certain nombre d’entretiens9Je remercie infiniment les directeurs de tiers-lieux, les porteurs de projet de tiers-lieux, les élus et les autres parties prenantes qui ont eu la gentillesse de m’accorder du temps au cours des derniers mois et de me faire part de leur regard sur les tiers-lieux. Leurs propos, sous forme de verbatims, ont été anonymisés, afin de garantir leur sincérité. ont été menés dans différents tiers-lieux, afin de recueillir des éléments de réflexion sur ces collectifs, la manière dont ils se forment, se cultivent et perdurent.

Les tiers-lieux : une nouvelle manière de créer un collectif ?

« Co »

Le champ lexical choisi pour désigner une réalité mérite toujours que l’on s’y attarde, puisqu’il dit beaucoup de l’imaginaire lié à cette réalité. S’agissant des tiers-lieux, des mots reviennent sans cesse : collectif, collaboration, communauté, commun. À chaque fois, nous constatons l’apparition du préfixe « co » – du latin cum, qui signifie « avec ». « Le collectif est la clé, le cœur de tout notre tiers-lieu ; notre travail principal est d’animer des communautés, notre tiers-lieu est un oignon de collectifs, avec différentes couches, différents liens, différents cercles et notre travail est de faire en sorte que toutes les pelures communiquent entre elles », explique la cofondatrice d’un tiers-lieu. Cette idée de collectif est volontaire et consciente chez les parties prenantes : « Nous avons le sentiment d’avoir créé un collectif, une communauté, parce que nous avons fait le pari de travailler avec une multitude des personnes. Notre projet était de construire des communautés de compétences, de savoir-faire », explique le directeur d’un tiers-lieu. Une autre précise : « Nous avons des collectifs, qui s’entrecroisent ; il y a des dynamiques individuelles et des dynamiques collectives qui se rencontrent. » Un autre complète : « L’idée est de créer un lieu pour que les gens puissent échanger, travailler, s’entraider. » C’est bien sur un paradigme du « avec » que les tiers-lieux naissent.

Collectif ou communauté ? Un porteur de tiers-lieu utilisera plus volontiers le terme de « communauté » : « Même si ce terme est galvaudé de nos jours, la communauté représente mieux ce que nous faisons, parce qu’il y a une dimension d’engagement plus forte. Sans compter que la communauté est multiforme, plus diverse que ce que laisse entendre le terme de “collectif” et surtout, elle est plus plastique : on peut partir, revenir. » Cette idée de pouvoir « partir facilement et entrer facilement est importante, on n’est pas une secte ! », plaisante l’un des fondateurs d’un tiers-lieu. C’est bien parce que le tiers-lieu repose sur le paradigme du « avec » que l’un des dangers qui peut le menacer serait un « culte du héros, du sauveur » en la personne de son fondateur. « La culture du leadership, une incarnation trop forte basée sur une forme de storytelling personnel, peut nuire à l’idée de collectif » que le tiers-lieu est censé représenter. La meilleure preuve de l’existence de ce collectif ? « Si les porteurs du projet, si les fondateurs du tiers-lieu disparaissaient du jour au lendemain et que le tiers-lieu continuait à vivre et à se développer, c’est le signe que le collectif était suffisamment vrai et fort », explique l’un des fondateurs d’un tiers-lieu.

Les frontières s’estompent

Il y a par ailleurs un élément très intéressant dans la description qui est faite de ce collectif, puisqu’il semble revenir sans cesse, quel que soit le tiers-lieu : les parties prenantes de ce collectif s’entremêlent les unes aux autres au point que leur distinction s’estompe. En effet, à la question « qui fait partie de ce collectif ? », les réponses sont semblables, à quelques variations près, d’un tiers-lieu à un autre : les salariés, les bénévoles, les usagers, les bénéficiaires, les habitants, les curieux. Mais en creusant le sujet, il apparaît que les frontières entre ces différentes catégories ou dénominations ou rôles au sein du tiers-lieu sont de plus en plus floues. « Il y a une zone de perméabilité par rapport aux rôles de chacun », explique la cofondatrice d’un tiers-lieu. Une forme de cercle vertueux apparaît : les actions du salarié prolongent celles du bénévole qui se fondent dans celui du bénéficiaire qui renouvellent celles du salarié. « On ne sait plus où commence le rôle de chacun, il y a une forme de prolongement des uns dans les autres, une forme de mélange où chacun trouve sa place dans le projet », explique le directeur d’un tiers-lieu. La meilleure preuve en est qu’un fondateur de tiers-lieu explique que, dans la mesure où il n’y a pas de frontière entre salariés, bénévoles et usagers, « on peut laisser les clefs aux bénévoles ou aux usagers, ils prendront soin du lieu, parce qu’il y a un climat de confiance, un sentiment d’appartenance, de “chez-soi” ».

Cette expression de « chez-soi » est intéressante et le champ lexical de la maison, voire de la famille, apparaît de temps à autre lors des entretiens avec les parties prenantes des tiers-lieux. On pourrait expliquer ce sentiment par le lien entre le bâtir et l’habiter. Martin Heidegger rappelle que bâtir et habiter signifient originellement la même chose10Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences (conférence prononcée au mois d’août 1951 à Darmstadt), Paris, Gallimard, 1980, cité par Pierre Dubus, « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », VST – Vie sociale et traitements, vol. 103, n°3, 2009, pp. 18-24.. Le mot « bâtir » vient de l’allemand ancien buan (d’où découle bauen) qui signifie habiter, demeurer, séjourner et même être sur la terre, cultiver son champ ou soigner sa vigne… Pierre Dubus explique qu’« il ne nous est pas toujours possible de bâtir et d’habiter ce que nous avons personnellement bâti mais, symboliquement, la proposition reste vraie : habiter, c’est trouver notre équipement là où nous sommes amenés à vivre, c’est investir notre lieu d’habitation, le modifier à notre ressemblance et comme expression de nous-même afin de pourvoir nous y enraciner11Pierre Dubus, « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », art. cit., 2009. ». Or, le tiers-lieu est une construction permanente, un bâti jamais inachevé, qui nécessite un travail quotidien. C’est bien par son habitation – par le fait qu’il soit habité par un collectif – que le bâti prend forme.

L’engagement et la liberté

Cette hybridation des parties prenantes, puisqu’il s’agit bien là d’une hybridation dans la mesure où chacun s’entremêle à l’autre et prolonge l’autre tout en étant prolongé par lui – la fameuse « métamorphose réciproque » –, repose sur l’« engagement ». Ce terme revient dans tous les entretiens menés, quel que soit le tiers-lieu. C’est l’engagement d’une personne qui détermine son appartenance ou non au collectif ; cette notion est suffisamment large pour permettre au plus grand nombre d’être accueilli, d’avoir sa place et de jouer un rôle : « On n’a pas de charte, on construit de la coutume, plutôt que de la règle », explique le directeur d’un tiers-lieu. Cela recèle quelque chose d’important : la liberté. Le collectif au sein des tiers-lieux repose sur l’idée essentielle de la liberté. C’est d’ailleurs la liberté qui constitue l’un des ingrédients – pour ne pas dire le ciment – nécessaires à la création du collectif : « Nous avons réussi à créer un collectif, en donnant aux gens une forme de liberté. » Une personne veut-elle proposer un projet ? Qu’elle le mette en œuvre ! « Pour créer ce collectif, la liberté est très importante, la communauté est au service de chacun ; chacun est là parce qu’il le veut, ce n’est pas un lieu de contrainte », est-il précisé. Cette liberté est individuelle, mais elle s’incarne également physiquement dans le lieu : « L’espace doit être modulable, sans cesse en mouvement. Chez nous, le mobilier est sur roulettes, donc modifiable à l’envi », explique le porteur d’un tiers-lieu. La liberté, ainsi mise en avant, rappelle l’origine marginale des tiers-lieux. C’est dans cette marginalité que la liberté prend corps, c’est parce que le tiers-lieu est aux frontières (frontières du domicile et du travail, frontières de l’espace public et de l’espace privé, frontières entre les métiers, entre les disciplines, etc.) ou aux interfaces qu’il peut être un lieu de liberté. De fait, « les acteurs (usagers, salariés ou mixtes sociaux) ne s’y trouvent investis d’aucune condition d’adhésion ou d’attente », explique Pierre Dubus12Ibid.. Ils ne sont pas investis ; ils peuvent donc s’engager… À propos des zones franches, Erving Goffman parlait de « géographie de la liberté13 Cité par Pierre Dubus, dans « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », art. cit., 2009. ». L’expression est belle et rappelle la dimension spatiale des tiers-lieux.

Les tiers-lieux : les conditions d’un collectif durable

L’histoire des idées revient sans cesse sur les mêmes dialectiques ; en l’occurrence, celle qui nous intéresse ici est la dialectique « individu/collectif14Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, Philosopher et cuisiner : un mélange exquis. Le Chef et la Philosophe, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022. ». Quels doivent être leurs liens ? Comment permettre à l’individu d’exister au sein du collectif sans le menacer par son individualisme ? Comment permettre au collectif d’exister pour les individus tout en respectant leur individualité ? Cette dialectique se retrouve à toutes les époques et pose toujours les mêmes questions de liberté, de solidarité, de commun, d’égoïsme ou encore de sociabilité. Quel équilibre trouver entre le collectif et l’individu pour qu’ils se nourrissent mutuellement, au lieu de se menacer, voire de se détruire mutuellement15 Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant et de nombreux autres philosophes encore y ont réfléchi. ? Le tiers-lieu, parce qu’il constitue une forme de « mini-société », est un microcosme intéressant à explorer de ce point de vue en tant que laboratoire d’observation et d’expérimentation des conditions de possibilité et de durabilité d’un collectif.

Partages informels

Tout d’abord, il est intéressant de voir que ces collectifs expriment une considération très forte pour l’individu. Cette fondatrice de tiers-lieu explique que le tiers-lieu se définit d’abord par « des dynamiques d’émancipation individuelle – d’individus en transition –, qui vont se vivre de manière collective ». « Le tiers-lieu que nous avons créé est pensé de telle sorte que chaque personne qui y pénètre puisse se dire qu’elle peut y avoir sa place et y jouer un rôle. L’espace d’ailleurs doit inviter à cela. Si le bâtiment est plein dès qu’on y entre, l’usager n’a pas l’impression d’avoir sa place et on a raté quelque chose ! », explique le créateur d’un tiers-lieu. Le tiers-lieu est dans « l’accueil inconditionnel du public », complète un autre. Mais pour qu’il n’y ait pas une simple juxtaposition d’usagers, le lieu et son architecture doivent être pensés autour de la convivialité, du partage. Nous arrivons à un point important du tiers-lieu qui repose souvent sur un modèle transactionnel de don/contre-don, de partage, de transmission et de transferts informels de savoirs et de compétences. « La question de la transmission est au cœur de notre projet : tout est fait pour qu’il y ait partage de connaissances, transfert de compétences. Quand une nouvelle personne arrive, on lui demande quel est son savoir, sa compétence, comment elle veut la transmettre, via un atelier ou une conférence. » Le directeur d’un tiers-lieu raconte qu’un de ces espaces peut servir à l’exposition d’œuvres d’art ; de nombreux artistes veulent en bénéficier gracieusement, mais la condition sine qua non est que l’artiste accepte d’animer quelques ateliers pour la communauté, afin de partager son savoir-faire : « L’artiste qui veut exposer ses tableaux doit passer un peu de temps avec la communauté : c’est une forme de don, contre-don, sans compter que cela permet d’agrandir la communauté, de faire venir de nouvelles personnes. »

Plusieurs tiers-lieux expliquent que leur rôle est précisément de créer les conditions pour qu’il y ait un partage de savoirs ou de compétences, que ce soit d’une manière formelle ou informelle. Cette logique de don/contre-don n’est d’ailleurs pas forcément « linéaire » : A aide B, mais B va peut-être aider C ou M ou V, qui aidera A… « La mutualisation de l’entraide est naturelle, parce que l’on crée un esprit de communauté », explique le directeur d’un tiers-lieu. Les tiers-lieux jouent un rôle de passeur de connaissances en tant qu’« espaces d’interaction “science-société”16Raphaël Besson, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, vol. 34, 2017. », pour reprendre les mots du sociologue Raphaël Besson.

Il est en revanche important de souligner que le partage de savoirs et de compétences entre les parties prenantes du tiers-lieu peut dépendre du degré de développement et de maturité de ce dernier et que la formalisation de ce partage, ou du moins son développement, nécessite d’avoir résolu des questions matérielles : « La question des moyens financiers est impérative dans l’organisation des communs. »

« Faire »

Deuxièmement, l’une des conditions de durabilité de ces collectifs est le « faire ». Un tiers-lieu n’a de sens que dans la traduction d’idées ou de projets en actions tangibles. Étant donné que ces actions relèvent souvent de l’innovation sociale, leur caractère expérimental est parfaitement assumé et le mot « bricolage » revient à plusieurs reprises.

Si les tiers-lieux mettent autant en avant l’action, c’est parce qu’ils sont nés de manques identifiés. On ne crée pas un tiers-lieu pour créer un tiers-lieu ! « Le commun ne prend sa dimension opérationnelle que quand les gens en ont besoin. Notre tiers-lieu répond à des besoins, il a une utilité », explique le fondateur d’un tiers-lieu. Les besoins peuvent être des besoins de désenclavement, de développement économique, de services culturels et sociaux. « On regarde ce qui manque et on le crée ! », résume un confrère. Cette notion de « faire » est importante dans la construction et la durabilité du collectif : « Il faut donner un but aux gens, des objectifs atteignables. On laisse les gens apporter leur projet, le porter et le développer ; on initie, on assure la logistique, mais on laisse les gens s’impliquer », complète-t-il. Le « faire » est tellement important pour de nombreux tiers-lieux que cela fait partie de l’argument mis en avant pour affirmer qu’il n’y a pas de tiers-lieu sans lieu ! « On a besoin d’un lieu, cela apporte un ancrage. Même si des communautés existent en ligne, il n’y a pas d’hybridation d’usages. On a besoin d’un lieu pour faire », explique un directeur de tiers-lieu, tandis que son confrère va encore plus loin : « Un tiers-lieu sans lieu physique est impossible, c’est une aberration, le lieu fait partie de l’histoire ; l’intérêt du tiers-lieu, c’est aussi le lieu, il y a un besoin d’enracinement. » Une autre complète : « Un tiers-lieu peut exister sans lieu physique dans des formats de grande mobilité – hors les murs –, mais cela pose un problème de fuite énergétique, sans compter qu’un collectif a besoin d’un lieu physique, il s’essouffle s’il n’y a pas de lieu, si l’on reste dans l’abstrait, sans choses tangibles faites ensemble. » L’innovation sociale semble devoir être territorialisée pour avoir une utilité et un sens. Cependant, ce qui constitue de prime abord le tiers-lieu n’est pas le lieu, mais « la philosophie, la démarche collective qui y trouvent un lieu d’incarnation dans un bâtiment physique », pour reprendre les mots d’un porteur de tiers-lieu.

Collectifs pluridimensionnels

Enfin, pour comprendre dans quelle mesure cette manière de créer un collectif permet l’épanouissement individuel, il est intéressant de constater que ces collectifs sont pluridimensionnels. En effet, les sociologues s’accordent généralement pour dire qu’un collectif peut reposer sur une dimension identitaire (on se rassemble parce que l’on se ressemble), affinitaire (on se rassemble, parce que l’on s’apprécie) ou utilitaire (on se rassemble, parce que l’on a besoin les uns des autres). Les tiers-lieux interrogés divergent en revanche sur ces dimensions : pour les uns, ces trois dimensions sont bien présentes – ils vont même jusqu’à jouer sur l’identitaire en donnant un nom commun à leurs membres (souvent inspiré du nom du tiers-lieu), comme s’il s’agissait des habitants d’un pays nouveau. Pour d’autres, il y a surtout de l’utilitaire, puis l’affinitaire qui se crée progressivement. Pour d’autres, l’identitaire n’est pas du tout présent ; un cofondateur de tiers-lieu explique : « On se méfie des identitaires, qui sont très souvent dogmatiques et veulent imposer leur manière de voir le monde aux autres, cela va à l’encontre de la liberté que l’on veut insuffler. » Tandis qu’une autre cofondatrice de tiers-lieu renchérit : « Dans notre collectif, il n’y a pas du tout de dimension identitaire, cela fait d’ailleurs tout l’intérêt et le succès de notre tiers-lieu. » L’un d’entre eux commente : « Il y a forcément plusieurs dimensions dans ce collectif. Un lieu qui n’aurait qu’un axe me ferait un peu peur. » Un fondateur de tiers-lieu propose une quatrième dimension : « le sens », tandis qu’il s’agirait plutôt, pour un autre, « du hasard, de l’accident ». Cette dernière idée est intéressante, puisqu’elle met en avant cette acceptation de l’imprévisible, de l’improbable au sein d’un collectif, s’inscrivant bien dans la philosophie de l’hybridation comme « mariage improbable ».

À travers ces différents axes, les tiers-lieux sont en train d’expérimenter de nouvelles manières de penser les liens entre les individus et le collectif. Le collectif apparaît comme un moyen au service de l’individu, et inversement. Tant que cette boucle continuera à être vertueuse, le tiers-lieu continuera à exister…

Les tiers-lieux comme source d’inspiration ?

Animation

En tant que laboratoire d’expérimentation du collectif, les tiers-lieux pourraient se révéler précieux pour repenser notre contrat social, que ce soit à l’échelle de la Cité ou à l’échelle de n’importe quelle autre organisation – entreprise privée ou institution publique. Tout d’abord, pour qu’il y ait une véritable rencontre, et non pas une simple juxtaposition d’individus, il y a une dimension essentielle d’« animation » du lieu : on propose des ateliers de partage de connaissances et de transmission de compétences, on « crée les conditions pour que les gens se rencontrent, en organisant des temps communs ». Certains mettent en place des habitudes communes (des « rites »), on « crée du festif commun », il faut « construire un récit commun ».

Pour qu’il y ait hybridation et non juxtaposition, il est intéressant de voir comment les tiers-lieux entremêlent les activités et créent des ponts entre elles, alors même qu’elles peuvent sembler éloignées. Le directeur d’un tiers-lieu explique qu’il accueille une mission locale avec des ateliers pour adolescents conduits par des travailleurs sociaux et cette mission locale travaille main dans la main avec les bibliothécaires présents dans le lieu : « cela valorise tout le monde de mêler toutes ces activités » et cela facilite la métamorphose réciproque de chacun avec chacun. Encore faut-il travailler à ces hybridations : « Le problème est le rythme, car chacun est dans son truc, le compagnonnage ou le mentoring ne marchent pas tant que cela, il faut prendre du temps pour les organiser, les rendre possibles », complète-t-il. Le risque de juxtaposition ou d’addition des individus/des activités est bien là et chaque tiers-lieu imagine ses solutions, via l’animation du collectif, pour ne pas tomber dans ce piège.

Lutter contre le risque de l’entre-soi

Tous les tiers-lieux interrogés sont conscients d’un deuxième piège les menaçant : le risque de l’entre-soi. Ce risque peut arriver lorsque le collectif fonctionne tellement bien qu’il se referme sur lui-même et ne s’hybride plus avec l’extérieur. Pour y remédier, chacun a là encore ses solutions : « C’est un point d’attention pour moi de faire venir de nouvelles personnes pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui viennent » ; la proposition de nouveaux ateliers et services et de nouvelles activités permettent d’attirer, d’intéresser de nouvelles personnes. Certains tiers-lieux se prolongent à travers un ou plusieurs véhicules de transport qui sillonnent le reste du territoire pour sensibiliser d’autres publics. D’autres ont eu l’idée, avant même la création/l’ouverture effective du tiers-lieu, de construire un « plan des usages », de solliciter la population pour l’amener à s’approprier le futur bâtiment, de venir sur les marchés pour se faire connaître de tous, etc. Certains tiers-lieux jouent sur la mise en place d’activités de court terme (hôtellerie, coworking, café, etc.) qui font venir des gens nouveaux et assurent une forme de renouvellement du collectif : « Aucune de nos activités ne repose sur la sédentarité pour qu’il y ait une forme de turnover. » Certains ont une autre vision : « Vient qui veut ! Nous n’avons pas besoin de faire de maraude au sein du territoire. Attention à la camionnette qui va dans les quartiers : cela ne sort pas les gens de leur quartier/de leur tour d’immeuble et cela n’apporte pas de changement. Il faut donc que l’on imagine des activités qui vont leur donner l’envie de venir. » C’est la diversité des activités proposées qui sert de garantie à l’accueil de personnes différentes et renouvelées ; c’est aussi par les partenariats que les tiers-lieux font venir de nouveaux usagers. Tous sont d’accord avec l’idée qu’il faille une « communauté très diverse pour permettre de se réinventer souvent ». Cela nécessite de penser et d’organiser avec soin les temps de rencontres dans une logique d’« apprivoisement mutuel progressif17Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, op. cit., 2022. ».

« La responsabilité territoriale »

Ensuite, la dimension territoriale des tiers-lieux peut être source d’inspiration. En effet, dans un pays centralisé comme la France, auquel s’ajoute le développement du virtuel par les nouvelles technologies, il est intéressant de rappeler la force de la proximité. Pour le philosophe et urbaniste Henri Lefebvre18Voir Jean-Yves Martin, « Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre », Articulo, vol. 2, 2006., il ne peut y avoir changement (de vie, de société, de comportement) que s’il y a production d’un espace approprié. Il parle d’« art de l’espace », c’est-à-dire que l’individu ne fait pas seulement vivre un espace, il le produit en quelque sorte (par ses émotions et ses actions, par ce qu’il y projette, etc.). L’idée d’un espace comme « produit » est très puissante et pourrait venir nourrir la possibilité d’une hybridation entre le tiers-lieu et le territoire, entre les parties prenantes du tiers-lieu et le territoire. À partir du moment où une personne participe à un tiers-lieu, s’y engage ou en bénéficie, à partir du moment où un tiers-lieu, par l’intermédiaire de ses parties prenantes, développe des activités, crée de nouveaux liens avec d’autres acteurs, avec d’autres secteurs, ainsi qu’avec les habitants, on pourrait dire qu’il « produit » le territoire et initie une véritable hybridation.

Si l’on entend beaucoup parler de responsabilité sociale et environnementale, il est important de mettre au cœur du débat public également la « responsabilité territoriale19Voir le Labo’ de l’économie sociale et solidaire. » ; une responsabilité qui est ou devrait être justement portée par les tiers-lieux. Le tiers-lieu s’inscrit d’abord et avant tout dans un territoire, qui, comme tous les territoires, est sujet à des problématiques sociales et culturelles, à des enjeux de développement économique et d’aménagement. C’est parce qu’un territoire a des besoins et des manques que le tiers-lieu trouve son utilité et se voit donner du sens par les habitants autour de lui.

L’utilité du tiers-lieu ne saurait suffire, il faut qu’il tisse des liens avec le tissu socio-économique local pour qu’il puisse y avoir un véritable « encastrement social20Raphaël Besson, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », art. cit., 2017. », pour reprendre les mots du sociologue Raphaël Besson. Cet ancrage territorial du tiers-lieu est la condition sine qua non pour qu’il devienne un lieu identifié par tous (habitants, touristes, élus, acteurs locaux, etc.) et auquel tous peuvent s’attacher. Certains directeurs de tiers-lieux parlent de « point de repère » au sein du territoire. Cette capacité à devenir un « point de repère » n’est pas innée et nécessite du temps, une longue sensibilisation des parties prenantes, une justification de son utilité (preuve par l’exemple), une capacité d’accueil de tout un chacun, mais aussi une véritable volonté de la part des fondateurs et du collectif : « On a souhaité trouver une place dans le territoire. » Cette phrase est très intéressante, parce qu’elle rappelle que si le tiers-lieu est un îlot au milieu de l’océan dans le territoire où il se trouve, il passe à côté de son paradigme du « avec » et que cela nécessite une volonté délibérée, des actions, des décisions et des axes de développement spécifiques de la part du collectif qui porte le tiers-lieu. C’est d’ailleurs de ce point de vue que le lieu physique trouve sa justification : lorsqu’il devient un lieu identifié, un point de repère, le lieu physique apporte quelque chose en plus.

Repenser les politiques publiques et la méthode

Les termes « bricolage », « artisanal », « expérimental » reviennent souvent dans la bouche des porteurs de tiers-lieux et il convient de mettre en évidence ce qu’ils signifient. Alors qu’il apparaît de plus en plus fortement une volonté d’accompagner, voire d’institutionnaliser les tiers-lieux de la part des pouvoirs publics, il est essentiel que cette culture expérimentale des tiers-lieux soit sauvegardée.

Ces lieux expérimentaux constituent de ce point de vue une remise en question radicale des politiques publiques telles qu’elles ont été menées jusqu’à présent et invitent les décideurs publics à repenser leur méthode et leurs outils d’action. Le sociologue Raphaël Besson explique à ce sujet que « le phénomène des tiers-lieux demande une montée en compétence des collectivités sur les modes de gouvernance, sur les méthodes d’animation et de coproduction des projets. Elle implique de rompre avec les logiques de silos, au profit d’une mise en réseau des services et d’un regard systémique sur les dimensions à la fois sociales, économiques et culturelles de ces espaces interstitiels. Une politique des tiers-lieux nécessite aussi la reconnaissance par l’acteur public de l’importance d’une culture favorisant l’expérimentation et le droit à l’erreur. Elle doit fixer un cadre qui autorise le tâtonnement, l’apprentissage par essais et erreurs ainsi que l’apparition d’usages et des pratiques éphémères et non planifiées21Ibid. ».

Si l’institutionnalisation des tiers-lieux passe par l’effacement de leur culture expérimentale – certains diraient de leur « culture de la bricole » –, l’essence même du tiers-lieu disparaîtra. Il s’agit donc pour les pouvoirs publics nationaux et locaux de s’inspirer de la logique des tiers-lieux pour mieux les accompagner et imaginer de nouvelles manières de penser les politiques publiques. Il faut qu’ils apprennent à construire des politiques publiques qui soient non seulement elles-mêmes hybrides (non sectorisées, non catégorielles, etc.), mais aussi « de bricole ». Cela peut sembler complètement contradictoire, mais il s’agit pourtant de l’objectif vers lequel tendre. Cette métamorphose des pouvoirs publics ne sera pas seulement bénéfique aux tiers-lieux, mais à bien d’autres acteurs de la Cité… Il est intéressant de constater des initiatives d’élus locaux qui n’hésitent pas à créer leur propre tiers-lieu, en évoquant une « politique d’adaptation », en lieu et place d’une « politique publique autoritaire ». Un élu parle de « tiers-lieu d’assemblage social » ; il s’agit pour lui d’un « service public local », adapté aux besoins des habitants, et des usagers plus largement. Le tiers-lieu se positionne alors comme « un service public de la collectivité ».

Il existe même des maires qui transforment progressivement leur mairie en tiers-lieu ! La mairie devient une épicerie solidaire, un espace culturel, un lieu d’accueil avec un dortoir, une buanderie et une cuisine pour des femmes à la rue, une école pour donner des cours d’informatique aux personnes âgées, etc. Ces magnifiques initiatives nécessitent une grande remise en question culturelle des services, mais également une révolution administrative, juridique et organisationnelle. Un président d’agglomération, qui a fondé avec les habitants un tiers-lieu, explique que « chaque élu devrait avoir un tiers-lieu dans sa tête : c’est une manière d’être qui permet d’être ouvert. Un élu doit être un “passeur”. Un tiers-lieu est un savoir-être, une manière d’accueillir les gens ».

Un rôle politique

Enfin, il y a une dimension politique des tiers-lieux. En effet, de par les collectifs mis en œuvre, qui peuvent ou non se traduire dans une gouvernance partagée, le tiers-lieu interroge la démocratie telle qu’elle existe actuellement. Qu’est-ce que signifiait la démocratie pour les Athéniens ? Jacqueline de Romilly explique que la démocratie d’alors était une « isègoria », selon le mot d’Hérodote, c’est-à-dire « l’égalité de la parole », le droit à la parole. Pour réfléchir à la vie de la Cité, il fallait bien s’exprimer et c’est par cette égalité de parole que la démocratie s’incarnait. Le droit de parler déteignait sur toute l’attitude des citoyens. « Tout était en place pour que se développent un art de la parole et un art de la discussion politique22Jacqueline de Romilly, L’Élan démocratique dans l’Athènes ancienne, Paris, Éditions de Fallois, 2005. », écrit Jacqueline de Romilly, et la parole constituait « le moyen même de toute civilisation et de tout progrès », puisque ce droit à la parole provoquait le désir de bien parler et le désir d’écouter, l’art de comprendre et de commenter et la fin de la violence. Cela provoquait aussi une forme d’émulation positive, puisque chacun cherchait à parler mieux que les autres. On retrouve dans certains tiers-lieu ce droit à la parole, mais ce qui frappe dans tous les tiers-lieux interrogés est l’émergence d’une égalité de droit à l’action, d’une égalité de droit au projet. La démocratie se définirait-elle comme la garantie de la capacité de chacun à pouvoir agir ?

Conclusion

Alors que de nombreuses fractures et inégalités divisent notre société et que les menaces d’identitarisme et de communautarisme se font de plus en plus grandes, il est urgent de réfléchir à de nouvelles manières de penser la Cité et d’agir en son sein. De ce point de vue, les tiers-lieux offrent un terrain d’observation, d’exploration et d’expérimentation intéressant et riche d’enseignements. Si les tiers-lieux ne tombent pas dans les pièges qui les menacent, comme celui de la juxtaposition ou de l’entre-soi, ils peuvent être les leviers d’une véritable révolution culturelle, pédagogique, sociale, économique, territoriale, institutionnelle, sociétale et donc politique. Il leur appartient de mettre tout en œuvre pour réussir à devenir de nouveaux points de repère au sein des territoires, en procédant notamment à des mariages improbables avec tous les acteurs tels que l’école, le musée, la maison de retraite, etc.

Et si demain, tous les lieux étaient des tiers-lieux ? Nous voyons en effet des hôtels développer des résidences d’artistes, des restaurants se transformer en école de cuisine, des gares en lieu d’exposition artistique, des librairies en salon, des fermes en terrain de jeu pédagogique, des magasins en espace culturel, des collèges en épicerie solidaire. Pour que ces démarches ne soient pas de simples hybridations d’activités et de secteurs, mais qu’elles permettent une véritable hybridation des publics, il faudra qu’elles travaillent à la construction de collectifs, adoptent ce paradigme du « avec » et permettent à chacun de trouver sa place. Cette tendance d’hybridation des lieux va obliger les politiques publiques, les normes et les réglementations – souvent basées sur une vision sectorielle et catégorielle de la société, ainsi que sur une grande aversion au risque –, à se réinventer de fond en comble pour créer les conditions d’émergence et de durabilité de ces lieux.

  • 1
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Paris, Le Pommier, 2020.
  • 2
    Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, Paris, Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Gabrielle Halpern, Penser l’hybride. Une critique de la raison économique, thèse de doctorat en philosophie, 2019.
  • 5
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020.
  • 6
    Gabrielle Halpern, Penser l’hybride, op. cit., 2019.
  • 7
    Gabrielle Halpern, Penser l’hybride, op. cit., 2019.
  • 8
    Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, op. cit., 2020.
  • 9
    Je remercie infiniment les directeurs de tiers-lieux, les porteurs de projet de tiers-lieux, les élus et les autres parties prenantes qui ont eu la gentillesse de m’accorder du temps au cours des derniers mois et de me faire part de leur regard sur les tiers-lieux. Leurs propos, sous forme de verbatims, ont été anonymisés, afin de garantir leur sincérité.
  • 10
    Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », Essais et conférences (conférence prononcée au mois d’août 1951 à Darmstadt), Paris, Gallimard, 1980, cité par Pierre Dubus, « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », VST – Vie sociale et traitements, vol. 103, n°3, 2009, pp. 18-24.
  • 11
    Pierre Dubus, « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », art. cit., 2009.
  • 12
    Ibid.
  • 13
    Cité par Pierre Dubus, dans « Réflexion sur les tiers-lieux. Signification et effets dans les institutions médico-sociales », art. cit., 2009.
  • 14
    Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, Philosopher et cuisiner : un mélange exquis. Le Chef et la Philosophe, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2022.
  • 15
    Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant et de nombreux autres philosophes encore y ont réfléchi.
  • 16
    Raphaël Besson, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, vol. 34, 2017.
  • 17
    Gabrielle Halpern, La Fable du centaure, op. cit., 2022.
  • 18
    Voir Jean-Yves Martin, « Une géographie critique de l’espace du quotidien. L’actualité mondialisée de la pensée spatiale d’Henri Lefebvre », Articulo, vol. 2, 2006.
  • 19
  • 20
    Raphaël Besson, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », art. cit., 2017.
  • 21
    Ibid.
  • 22
    Jacqueline de Romilly, L’Élan démocratique dans l’Athènes ancienne, Paris, Éditions de Fallois, 2005.

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