Que s’est-il passé en Bretagne pour qu’elle se jette dans les bras de la gauche, en particulier des socialistes, de 1981 à 2017, pendant près de quarante ans ? Cette histoire est-elle terminée ? Certes, ce ne fut pas un coup de foudre et les hésitations n’ont pas manqué. Bernard Poignant, ancien député du Finistère, ancien maire de Quimper, livre dans cette note son analyse.
Le 10 mai 1981, François Mitterrand n’obtient pas la majorité dans la région. Il faut attendre juin et le raz-de-marée législatif qui envoie 15 députés socialistes à l’Assemblée nationale. Les électeurs bretons sont alors rassurés : les socialistes dominent les communistes et le président a pris soin de ne pas en nommer dans le premier gouvernement de Pierre Mauroy. Cette adhésion à la gauche pendant quarante ans a connu ses hauts et ses bas : la défaite amortie de 1986, la grande déroute de 1993 avant l’effondrement de 2017. Depuis cette date, les élections locales maintiennent des positions solides, à la différence des Hauts-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur, vieilles terres historiques de la gauche. La Bretagne connaît cependant une lente érosion du socialisme démocratique.
Pendant de nombreuses années, l’échec de la gauche aux élections nationales entraînait des commentaires désagréables et accusateurs : les Bretons et, au-delà, le Grand Ouest sont tellement à droite qu’ils interdisent à la gauche de créer l’alternance. Ce quart de France était une terre de mission qui contrariait la victoire des terres de tradition. François Mitterrand l’avait bien compris. Lors d’un meeting à Morlaix pour soutenir la candidature de la socialiste Marie Jacq, une des rares femmes candidates, il houspille les Bretons avec humour : « Le lundi, vous répandez des artichauts sur les routes, le mardi, vous perturbez le Tour de France avec des petits cochons au milieu des coureurs, le mercredi, vous menez l’assaut contre la sous-préfecture, etc. et le dimanche, vous votez à droite. Il faudra bien qu’un jour vous mettiez en accord le dimanche et les jours de la semaine. » À Angers, ville à la culture proche de celle de la Bretagne, au moins pour les votes, où il est venu soutenir Jean Monnier, candidat aux élections municipales en 1977, il dit, et son message valait pour l’ensemble de cet Ouest conservateur : « La France sera socialiste quand Angers sera socialiste. » Il avait vu juste : Jean Monnier devient maire de la ville et, quatre ans plus tard, François Mitterrand président de la République.
La gauche a toujours eu une présence en Bretagne dès le XIXe siècle. Elle comptait des républicains, des radicaux, des socialistes, des communistes, des syndicalistes qui se réclamaient d’elle. On la rencontrait beaucoup le long du littoral, mais la domination idéologique, culturelle, politique était exercée par la droite et le centre. L’un et l’autre étaient très liés aux structures de l’Église catholique, très puissante dans toute la région, avec des paroisses fréquentées, des patronages actifs, des séminaires remplis de futurs prêtres. À cela pourtant, il n’y avait rien de fatal. En 1789, les Bretons ne sont pas hostiles au nouveau monde qui émerge et ses représentants aux états généraux, puis à l’Assemblée constituante, au titre du tiers état, sont actifs et influents. Ils se retrouvent à Versailles au sein du Club breton avant de rejoindre Paris et de se dénommer club des Jacobins. On y discute de l’abolition des privilèges qui devient effective dans la nuit du 4 août. On y débat de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui est votée le 26 août. Jusque-là, ces représentants sont plutôt rattachés à la gauche dans la période. Tout bascule avec la constitution civile du clergé et l’obligation pour les prêtres de prêter serment à un pouvoir profane. En ce temps-là, on ne s’en prend pas impunément à la religion dans les églises et chapelles bretonnes. Les réfractaires ont été nombreux en Bretagne. Le ton est donné pour de nombreuses générations. Plus tard, on retrouve une réaction proche avec l’interdiction de prêcher en langue bretonne en 1902, puis en 1906, avec la querelle des inventaires consécutive à la loi de séparation des Églises et de l’État. La querelle scolaire en est le prolongement entre l’école privée catholique et l’école publique laïque. Longtemps, la gauche a incarné non seulement l’anticléricalisme, mais l’hostilité à la religion elle-même. Il a fallu du temps avant de connaître l’apaisement sur ce terrain et donc gagner la confiance des Bretons afin qu’ils ne la regardent pas comme une menace. De même qu’il en a fallu pour que la République soit adoptée comme le régime le plus apte à garantir les libertés dans tous les domaines. Il n’y avait donc aucune fatalité à cette évolution de la Bretagne vers la droite et le centre. Il a fallu l’évolution de la Révolution et son engrenage pour que la Bretagne prenne ses distances. La Terreur, la guillotine, la mort du roi et de la reine, la conscription, les guerres, la confiscation des biens du clergé, le serment obligatoire ne figuraient pas dans leurs cahiers de doléances. Mais la révolution est un bloc, comme le disait le Vendéen Georges Clémenceau : « On la prend ou on la rejette. »
Par conséquent, la Bretagne a longtemps été regardée comme une terre arriérée, habitée par une population archaïque, d’opinion conservatrice et réactionnaire, accrochée à ses curés, renfermée sur elle-même. Elle est un vivier de « bonnes » pour les bourgeois des villes. On les a dits têtus, amateurs de cidre, de vin au son des binious. Au total, une région, une « province » rétive à la gauche et à la modernité, sauf dans quelques poches des cinq départements. Cette réputation a eu la vie dure et on la retrouve jusque dans les années 1960. Bref, des ploucs pour les hommes, des bécassines pour les femmes.
Une réputation n’est pas une réalité, ni une image la vérité. Dès 1913, un sociologue, historien et géographe, André Siegfried, avait pourtant décrit une autre Bretagne dans son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République1André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris,Armand Colin, 1913.. Il écrit ces phrases en conclusion de sa longue enquête : « Il faut renoncer à la légende d’une Bretagne repliée sur elle-même, impénétrable et hostile à tout ce qui vient de la France républicaineI2dem, p. 289.. » Ou encore : « Le Breton n’est nullement un être méfiant, casanier et craintif ; c’est un homme ouvert, vif d’esprit, aimant la société et le bruit, très à son aise hors de chez lui, parfaitement outillé pour s’adapter à des conditions nouvelles. Quelle erreur de le considérer comme un retardé, figé dans son ignorance crasse3Idem, p. 291.. » Tout le contraire de cette réputation. Le sociologue décrit un Breton prêt à accueillir la gauche si celle-ci fait l’effort de la comprendre.
Avant cette enquête du début du XXe siècle, des événements ont contribué à cette marche vers la gauche. Le pape Léon XIII opère un rapprochement avec les républicains laïcs en 1892 à la suite de son encyclique « Au milieu des sollicitudes ». Plus tard, un autre pape, Pie XI, condamne le mouvement politique Action française en 1926. Un vieux conflit se solde petit à petit et l’ancrage républicain de la Bretagne ne cesse de se confirmer, condition nécessaire pour une adhésion future à la gauche. Un exemple permet de l’illustrer au milieu d’un moment tragique pour la France : le 10 juillet 1940, intervient à Vichy le vote qui donne les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et à son acolyte Pierre Laval. Seuls 80 parlementaires s’y sont opposés et 20 se sont abstenus. Parmi ces 80, il y a eu 6 députés du Finistère sur les 11 à dire « non », un des rares départements, peut-être le seul, où la majorité de ses députés émet un vote de résistance, et le Finistère couvre l’essentiel de la Bretagne bretonnante et est le plus éloigné du cœur de la France. Tous leurs collègues n’ont pas compris, pas voulu comprendre ou ont approuvé la fin de la République incluse dans ce vote. Il n’y a pas plus bel acte d’attachement à la République que celui-là. André Siegfried l’avait remarqué, celui qui écrivait dans son livre : « La Bretagne, très consciente de son individualité ethnique et psychologique est en même temps profondément française4Idem, p. 294.. » Aujourd’hui, pour nous qui connaissons la fin de l’histoire, il aurait sans doute ajouté : « profondément républicaine » !
Il a fallu cependant du temps avant une concrétisation dans les votes au profit de la gauche, communiste un peu, socialiste beaucoup. Même après 1945, il reste des traces des temps anciens. Un premier exemple : en 1949, un conflit est ouvert dans le village de Lanvénégen dans le Morbihan. Il oppose le maire et le recteur de la paroisse à propos de l’augmentation du loyer d’un champ communal utilisé par le presbytère. L’évêque de Vannes la refuse. Il prononce une sanction rare, mais sévère : privation du culte catholique dans la commune, donc fermeture de l’église, retrait des cordes qui servaient à faire sonner les cloches, départ du recteur. En 1950, l’interdit collectif est transformé en interdits individuels particuliers à l’encontre des 13 conseillers municipaux. Une d’entre elles reçoit un courrier lui indiquant que si elle ne se rétracte pas, elle sera excommuniée. Certes, cette histoire ne traduit pas la réalité de toute la Bretagne, ni la position de toute la hiérarchie ecclésiastique, mais elle reflète la domination de celle-ci et permet de mesurer le poids de la tradition de l’Église sur la société bretonne. Un second exemple, que j’ai vécu, a eu lieu en septembre 1962.
Toujours dans le Morbihan, à Locminé où je réside, l’abbé Hervé Laudrin (dernier prêtre siégeant à l’Assemblée nationale après le chanoine Kir) tient une réunion publique pour défendre l’élection du président de la République au suffrage universel, projet soumis à référendum. C’est un excellent orateur, seul sur la scène en soutane, boutons de manchette élégantes dépassant des manches. À la fin de son discours, il demande si quelqu’un veut prendre la parole. Une femme s’avance au milieu de ce public largement masculin composé d’agriculteurs du canton. Elle défend une position contraire à celle de l’abbé car la population l’appelait par sa fonction sacerdotale et non par son mandat électoral. Il la laisse parler et fait signe de ne pas l’interrompre. Elle descend de l’estrade, droite et fière, courageuse, sous les huées masculines, il la montre du doigt et lance au public : « Ne vous laissez pas influencer par une divorcée. » À dix-sept ans, j’ai eu honte d’être le témoin silencieux de cette scène. Preuve que le chemin était encore long.
Pourtant, tout commence dans cette décennie 1960. Les bases se mettent en place qui ont abouti d’abord à la lente progression de la gauche dans les esprits avant la victoire dans les urnes vingt ans plus tard.
Dans ces années-là, les Bretons sont comme tous les Français. Ils sont heureux de la fin de la guerre d’Algérie. Qu’elle soit indépendante ou reste française n’était pas leur préoccupation majeure. De toute façon, ils suivaient de Gaulle. Ils étaient fatigués de voir les cercueils de jeunes soldats revenir dans le port de Marseille. Cette fin du conflit était d’abord un immense soulagement : celui de ne pas mourir en maintenant l’ordre à Alger ou sur un piton montagneux des Aurès. À leurs yeux, cela n’en valait pas la peine. De Gaulle avait fait le travail qu’on avait attendu de lui. Arrivé par la guerre, il pouvait partir dans la paix retrouvée. Cette génération née en 1944-1945 aspire donc au changement. Elle a attendu sept ans avec Giscard d’Estaing, puis sept autres années avec Mitterrand.
Cette même génération commence à remplir les amphithéâtres des universités encore situées dans le centre des villes, en Bretagne dans la seule ville de Rennes. Elle est remuante, avide de libertés, pressée de secouer la rigidité des mœurs. Elle découvre Marx, Ilitch, Bourdieu. Elle obtient la pilule en 1967 et fait moins le voyage en pays scandinave réputé pour le facile accès à l’avortement pour ses jeunes femmes. Elle se joindra avec joie au mouvement de Mai 1968.
Mais quand arrivent les rendez-vous électoraux, la gauche reste faible. La droite est puissante et le raz-de-marée dont elle bénéficie aux élections législatives de juin 1968 lui fait croire à une installation durable de ses pouvoirs dans la région. Elle ne sait pas encore qu’elle se trompe. Elle ne voit pas ou ne veut pas voir ce qui travaille la société bretonne en profondeur.
L’économie se transforme et les équilibres sociaux avec elle. Le remembrement bouleverse le paysage des campagnes, agrandit les exploitations, permet une utilisation massive du machinisme agricole. Le nombre de paysans commence à diminuer. Ils constituaient le socle électoral de la droite qui aimait agiter le spectre des partageux des terres par la gauche, voire une menace de l’installation de kolkhozes, et ça marche. Dans le même temps, la Bretagne paysanne adopte la modernité de l’élevage intensif pour les bovins, les porcins, les volailles. Traditionnellement semi-autarcique, elle fait évoluer ses méthodes de production afin de nourrir les autres, Français ou étrangers. Elle vend à Rungis comme elle exporte dans le monde. Cela ne se fait pas sans secousses, illustrées par les grandes manifestations de 1961 à Morlaix et de 1967 à Quimper. Elle épouse la politique agricole commune européenne de ces années 1960, encouragée par le ministre gaulliste puis socialiste, Edgard Pisani, complice du leader paysan léonard, Alexis Gourvennec.
Cet engagement européen n’a pas cessé et a contribué à déplacer des votes par l’ouverture qui est dans sa nature même. Les socialistes bretons sont très allants pour cette cause et ainsi ont rencontré les préférences de la population. Toutes les élections au suffrage universel du Parlement européen (il y en a eu 9), toutes les consultations référendaires pour les traités européens (il y en a eu 3) ont donné des majorités aux mouvements politiques favorables à cet engagement. Même en 2005, quand la France entière disait « non » au projet de Constitution européenne, la Bretagne disait « oui », certes de peu, mais confirmait son choix. Pourtant, dans les années 1950, qui marquent les premiers pas de la construction européenne, la Bretagne avait peu de raison d’adhérer au projet européen : ni charbon, ni acier, peu de produits à exporter, éloignée de la frontière avec l’Allemagne, objet de la réconciliation. Mais socialistes internationalistes et démocrates-chrétiens ont épousé ce mouvement et leurs votes, opposés dans le champ national, se retrouvaient dans les urnes européennes. C’est un terrain de rencontre entre ces électorats.
Peu à peu, le monde agricole se transforme. Le nombre de paysans diminue. Ils sont de mieux en mieux formés, jusqu’à devenir des ingénieurs de la terre et de l’élevage. Ils aspirent à un mode de vie proche de celui du monde urbain, pour les loisirs et les vacances. Souvent, un des deux conjoints est lui-même salarié. Parallèlement sont recrutés de plus en plus de salariés dans les usines agro-alimentaires. Le salariat existait en Bretagne, dans les conserveries, dans les arsenaux, dans les papeteries, dans la fonction publique et l’armée, mais c’est l’industrie agro-alimentaire et ses services d’amont et d’aval qui a fait exploser le salariat. Un salariat aux conditions de travail rudes et exigeantes, aux paies modestes qui augmentent lentement. Des bouchers, des charcutiers, des boulangers, des pâtissiers, entrepreneurs audacieux et innovants, qui deviennent de grands industriels à l’échelle de la France et de l’Europe, comme sur les autres continents. Ils construisent leurs usines là où ils sont nés et ont vécu, ce qui explique la dispersion équilibrée des implantations industrielles sur le territoire régional. Quelques décentralisations d’industries sont venues accroître la part ouvrière de la société, comme Citroën en Ille-et-Vilaine qui est allée chercher son personnel à plusieurs dizaines de kilomètres, dans les familles paysannes. Ces années 1960 voient aussi naître l’activité des télécommunications autour du pôle de Lannion, grâce à un ingénieur de l’École polytechnique, un enfant du pays, Pierre Marzin, qui devient maire de la ville. À cette époque, tout salarié est sensible au discours de la gauche, syndicale et politique. Elle sait les défendre et comprend bien ses aspirations. La majorité sociologique attend la majorité politique et elle se situe à gauche.
D’autres bouleversements viennent secouer la Bretagne dans cette décennie. Ils ont eu à terme des conséquences politiques considérables. Ainsi du XXIe Concile œcuménique Vatican II de l’Église catholique, ouvert le 11 octobre 1962 par le pape Jean XXIII et terminé le 8 décembre 1965 sous le pontificat de Paul VI. La Bretagne n’est pas le Limousin déchristianisé depuis longtemps, ni les Cévennes et sa tradition protestante. L’Église catholique y est puissante, influente et y recrute beaucoup de prêtres et de frères pour les paroisses et les congrégations qui fournissent de nombreux missionnaires pour l’Afrique et l’Asie. Dans les familles nombreuses, il est fréquent qu’un garçon soit orienté vers le séminaire et une fille vers le couvent. Ce concile bouleverse les habitudes, du prêtre qui fait face aux fidèles pendant la messe et qui abandonne le latin jusqu’à laisser tomber la soutane remisée au placard. Certains se font ouvriers pour faire entrer la parole de l’Évangile dans ce milieu social qui prend de l’ampleur. Surtout, ce concile reconnaît le principe de la liberté religieuse par un décret signé le 7 décembre 1965. Même si comparaison n’est pas raison, la liberté religieuse reconnue pour l’Église équivaut à la liberté de conscience affirmée en 1905 pour la société. Plus tard, et comme conséquence, la conférence des évêques de France, par un mandement d’octobre 1972, demande aux prêtres de ne plus donner de consigne de vote en chaire. C’était une pratique habituelle, soit dite franchement, soit suggérée subtilement, mais facile à comprendre. Dans une circonscription du Morbihan, pour les élections législatives de mars 1973, un vicaire de ma connaissance à qui je demandais ce qu’il allait désormais conseiller à ses fidèles me répondit : « Choisissez le candidat que vous voulez, de préférence chrétien ! » Connaissant les postulants et leur conviction religieuse, le communiste et le socialiste étaient écartés de cette consigne tombée du Ciel. Cette année-là, René Pléven fut battu de peu de voix par Charles Josselin dans les Côtes-d’Armor. Celui-ci aime dire que ce mandement lui a donné un bon coup de pouce. C’est dans ce contexte que se sont développés des mouvements de jeunesse chrétiens, ouvrier, étudiant, agricole, JOC et AOC, JEC, JAC et MRJC, dont une partie des membres ont rejoint la gauche, en particulier le Parti socialiste.
La décennie 1960 connaît aussi un bouleversement dans le syndicalisme avec des effets différés. Déjà en 1947, la CGT avait connu un éclatement. Soumise au Parti communiste, une nouvelle confédération se forme, Force ouvrière. Une fédération la quitte, mais en gardant en son sein communistes et socialistes : la Fédération de l’Éducation nationale, aujourd’hui disparue. En 1964, c’est au tour de la CFTC, le syndicat chrétien. Une tendance, Reconstruction, quitte cette organisation, se détache de la référence religieuse, se déconfessionnalise, se laïcise en quelque sorte. On ne voit pas encore son développement et pourtant elle sera la première confédération en Bretagne avant de l’être en France depuis mars 2007, confirmé en mars 2021. Attachée à son indépendance, elle a contribué à mettre de la gauche dans les esprits bretons.
On connaît aujourd’hui la fin de l’histoire, mais qui pouvait imaginer dans les années 1970 le basculement politique de la Bretagne ? Les germes sont posés pendant ces années 1960, en pleine période des Trente Glorieuses. Le chômage est inexistant, la consommation équipe les foyers, le progrès est encensé. Mais pendant ces années, les socialistes restent toujours faibles, les communistes aussi sur le terrain électoral. Ils occupent quelques poches, mais ne dominent pas la région. La Bretagne se donne au gaullisme et celui-ci s’imagine indéboulonnable. Il y a cependant quelques députés du PSU : François Tanguy-Prigent élu à Morlaix en 1962, Roger Prat toujours à Morlaix en 1962 et 1967, Yves Le Foll à Saint-Brieuc en 1967. C’est une audace électorale bretonne. Mais si leur personnalité est reconnue, ils n’inquiètent pas la droite, pas plus que les élections présidentielles de 1965 et 1969, ou législatives de 1962, 1967, 1968. Chacun ferait bien d’en tirer une leçon qui vaut pour tous lieux et toutes époques : il ne faut pas se croire imbattable.
Le congrès d’Épinay du Parti socialiste en juin 1971 ne trouble pas davantage les autorités en place : les quatre conseils généraux sont à droite, Brest et Rennes aussi, députés et sénateurs règnent sans partage sur le monde parlementaire. Et puis qui peut croire qu’un jour François Mitterrand l’emportera ? C’est un vieux routier de la IVe République, onze fois ministre, qui plus est dans le gouvernement de Guy Mollet et les communistes vont le manger tout cru. Pourtant, dans ces années 1970, des mouvements travaillent en profondeur la société bretonne. Des paysans de gauche lèvent la tête et prennent même la direction de la FDSEA du Finistère de 1969 à 1973 avec le syndicaliste agricole Georges Dauphin. Une grève du lait en 1972 pour un prix meilleur soulève un immense élan de solidarité dans la population. Comme la grève du Joint français à Saint-Brieuc du 15 février au 8 mai 1972. Cette fois, il s’agit d’obtenir l’égalité des salaires dans cette entreprise avec ceux payés dans le Val-d’Oise. Il y a des mouvements qui sont des ferments et on ne les voit pas tout de suite.
Le Parti socialiste a été le débouché politique de ces mouvements qui travaillent en profondeur la société. En Bretagne, il l’a été avec quelques thèmes particuliers. Il s’est mis à la pointe de la décentralisation/régionalisation comme un relais du slogan de la CFDT : « vivre, travailler, décider au pays ». Il a accompagné le renouveau du mouvement breton tout en s’écartant de la part qui se montre réservée à l’égard de l’histoire de la République. Il est présent dans les premiers pas des préoccupations environnementales. La Bretagne est, en effet, fortement sensible à celles-ci du fait des marées noires qu’elle a connues, dont celle provoquée par le pétrolier Amoco Cadiz. Ou encore par le projet de centrale nucléaire à Plogoff, à la pointe du Raz. Sur ce dossier, le Parti socialiste a dû faire preuve de beaucoup de contorsions, car il n’est pas hostile au programme nucléaire français, sauf à Plogoff. L’équilibre est un art de la politique. Dans ces deux cas, c’est le littoral qui est agressé, comme il l’est plus tard par les algues vertes et quelques projets de marinas, aujourd’hui par les éoliennes en mer.
Les premiers résultats électoraux vont commencer à apparaître et le Parti socialiste à couvrir la Bretagne de sections avec des fédérations bien organisées. Un organe de coordination se met en place en 1973 : le BREIS (Bureau de recherches, d’études et de recherches socialistes), inspiré du mot Breizh qui signifie Bretagne en langue bretonne. La fédération de Loire-Atlantique rejoint cette structure avant que l’élection au suffrage universel du conseil régional des Pays de la Loire ne l’en éloigne. Une nouvelle génération apparaît : Louis Le Pensec (trente-six ans) et Charles Josselin (trente-cinq ans) sont élus députés en 1973, Jean-Yves Le Drian (vingt-neuf ans) en 1978, le Parti socialiste gagne 5 cantons dans la communauté urbaine de Brest (septembre 1973), Rennes est conquise en 1977 avec Edmond Hervé (trente-cinq ans) comme Brest en 1977 avec Francis Le Blé (quarante-six ans). La gauche prend les rênes du conseil général des Côtes-du-Nord en 1976.
Ce socialisme n’a pas la même histoire que celle d’autres régions de France, même s’il partage les mêmes valeurs et poursuit les mêmes objectifs. Il n’est pas marqué par une longue tradition de marxisme comme dans le Nord et le Pas-de-Calais. Il n’est pas issu des mines de charbon, de la sidérurgie, des usines textiles ou des mines de fer de Lorraine. Il ne rassemble pas un grand nombre d’adhérents et entretient plutôt un réseau étendu de sympathisants sur qui il peut compter. Il n’est pas non plus marqué par la tradition du clientélisme du littoral méditerranéen. Certes, il est présent dès le XIXe siècle, mais il se développe dans les années de crises et de montée du chômage à compter du premier choc pétrolier de 1973. Il a su tout de suite qu’il ne fallait pas donner d’espoirs inatteignables aux populations. Sans doute est-ce une des raisons du succès du « parler vrai » de Michel Rocard ou des positions modérées de Jacques Delors, deux personnalités influentes dans les rangs des socialistes bretons. Il correspondait aussi très bien à un territoire qui a vu très tôt se développer des mutuelles, des coopératives, de nombreuses associations, en correspondance avec le thème de l’économie sociale et solidaire, voire de l’autogestion.
Alors quand les socialistes se rassemblent en 1971, quand l’union de la gauche se réalise en 1972 sans encore convaincre les méfiants du Parti communiste, quand le Parti socialiste s’élargit aux Assises du socialisme en octobre 1974 après une campagne présidentielle prometteuse, c’est un levier qui se met en place et qui est irrésistible. François Mitterrand n’a pas gagné l’élection qui a suivi le décès du président Pompidou. La campagne a été, certes, courte, mais enthousiaste et le résultat encourageant. Cela peut paraître étonnant, mais on peut gagner politiquement même si électoralement le siège n’est pas conquis. Cette progression est freinée par la rupture du programme en septembre 1977 qui a entraîné la défaite aux élections législatives de mars 1978. Cette année-là, un fait peu commenté aurait dû mettre la puce à l’oreille : les candidats du Parti socialiste dépassent en nombre de voix ceux du PCF dans toute la France, Bretagne comprise. C’est la première fois depuis le scrutin du 21 octobre 1945…
Car il y a encore des freins avant de l’emporter dans le pays. En France, en général, en Bretagne en particulier. La peur du communisme n’a pas disparu. Il faut dire que Georges Marchais, secrétaire général du PCF, y met du sien et sait faire bon usage de l’anticommunisme pour décourager des électeurs de rejoindre les rangs socialistes, ces sociaux-traitres qui détournent les ouvriers de la cause révolutionnaire. Fait-il plus peur en Bretagne ? C’est possible. Les communistes n’ont pas pu démontrer leur action dans beaucoup de communes et dans aucun conseil général. Ils n’ont aucun parlementaire en Ille-et-Vilaine et dans le Morbihan, aucun dans le Finistère depuis 1958, sauf dans les Côtes-d’Armor. Ils sont inconnus dans leurs pratiques locales, pas de banlieue rouge dans la région. Tous les fantasmes à leur égard peuvent se déployer et leur couteau entre les dents hanter les nuits des conservateurs.
Un autre clivage est aussi important et largement utilisé par la droite dans toutes les élections : la querelle entre l’école privée catholique et l’école publique laïque. La première scolarise en Bretagne environ 45% des élèves des écoles, collèges et lycées et est très présente dans l’enseignement agricole. La seconde est encore absente dans des dizaines de communes qui n’ont pas d’école publique et il faut des parents combatifs pour en obtenir. Ce fut le cas à Plogonnec (Finistère) à la rentrée 1976, avec l’intervention de la FCPE et de son président Jean Cornec. L’affaire a fait la une des journaux télévisés. Le régime de Vichy avait favorisé l’école catholique en la subventionnant et en supprimant les écoles normales. Le gouvernement de la Libération leur a coupé les vivres et rouvert les écoles normales. Des lois sont venues heurter la sensibilité laïque et ont été utilisées en Bretagne pour laisser entendre que la gauche les supprimerait alors que des pans entiers de la population étaient attachés à l’école catholique : loi Marie de 1951 qui accorde des bourses aux élèves de l’enseignement privé ; loi Barangé qui attribue une allocation de 1 000 francs par enfant et par trimestre de scolarité quelle que soit l’école fréquentée ; loi Debré de 1959 qui institue le contrat simple (pour dix ans) et le contrat d’association, loi préparée par le ministre socialiste André Boulloche et qui permet le paiement par l’État des enseignants ; loi de 1971 qui pérennise les contrats simples ; loi de 1977 (à l’initiative du député du Finistère, Guy Guermeur) qui met à parité les avantages des enseignants du public et du privé.
Dans les 110 propositions du candidat Mitterrand figurait la création du SPULEN (Service public unifié de l’Éducation nationale). Un chiffon vert dans le Limousin, un chiffon rouge en Bretagne. La droite a agité cette peur de la disparition de l’école catholique pendant toute la campagne en brandissant le thème de la liberté. Le 10 mai 1981, François Mitterrand n’obtient pas encore la majorité des suffrages en Bretagne. Ce dossier a retenu de nombreux électeurs. La gauche doit patienter quelques semaines et attendre juin.
Jusque-là, la gauche progresse, les socialistes sont influents et entraînants. Ils ne sont pas dominants. Les élections législatives changent la donne : 15 députés socialistes sont élus, soit la majorité. Du 10 mai au 21 juin, un événement a tout chamboulé. Pas seulement l’élection de François Mitterrand au second tour, mais aussi son score du premier tour et l’écart de 10% avec le communiste Georges Marchais. Il n’était donc pas leur otage comme on l’entendait dans la bouche de la droite. L’anticommunisme était son confort électoral. Une partie de l’électorat est alors rassurée : voilà une hypothèque levée et on sait maintenant qu’elle l’a été définitivement.
Restait l’hypothèque scolaire. Elle a donné lieu à deux années de débats, de manifestations importantes, d’obstruction au Parlement, de polémiques avec la mauvaise foi qui les accompagne, d’intégrismes et de jusqu’au-boutisme des deux côtés. Finalement, le président de la République retire le projet mené par Alain Savary, ministre de l’Éducation nationale, compagnon de la Libération. Il y a une ultime secousse en 1993-1994 quand le ministre François Bayrou, membre du gouvernement d’Édouard Balladur, a voulu modifier la loi Falloux de 1850 au profit de l’enseignement privé. Le Conseil constitutionnel, présidé par Robert Badinter, récusa la loi. Depuis, c’est la paix des braves, mais c’est une défaite de la gauche. Celle-ci a renoncé à son projet et la droite a perdu un de ses arguments. Personne aujourd’hui ne souhaite ranimer cette braise.
Cette victoire de la gauche en 1981 ne l’a pas empêchée de connaître des hauts et des bas durant ces quarante ans : défaite législative amortie en 1986, devenue déroute en 1993, redressée en 1997, malmenée en 2002 et 2007, reconquise en 2012, effondrée en 2017. Ce n’est donc pas une assurance de garantie électorale. Pour les élections présidentielles, elle a connu le beau succès de François Mitterrand en 1988 pour la première fois majoritaire en Bretagne, mais aussi l’élimination de Lionel Jospin en 2002, même s’il figure dans les deux premiers dans la région, l’élection de François Hollande en 2012, mais aussi son renoncement en 2016, suivi d’un nouvel effondrement en 2017 avec Benoît Hamon. Ce va-et-vient électoral a cependant permis la conquête de conseils généraux aujourd’hui départementaux : les Côtes-du-Nord (nom de l’époque) en 1976, perdus en 2015, retrouvés en 2021, le Finistère en 1998, mais perdu en 2021, l’Ille-et-Vilaine et la Loire-Atlantique en 2004, toujours dirigés par la gauche avec une présidence socialiste. Sans oublier la conquête historique du conseil régional de Bretagne autour de Jean-Yves Le Drian en cette même année 2004. Il est toujours présidé par un socialiste, Loïg Chesnais-Girard. Il n’y a donc pas de long fleuve tranquille pour la gauche en Bretagne malgré ses beaux succès.
Cette année 2017 change tout. Emmanuel Macron a convaincu beaucoup de Bretons, notamment de la mouvance centriste et socialiste, tendance social-démocrate européen. Il vient de la gauche, fut l’assistant de Paul Ricœur, homme de gauche, a adhéré quelques années au Parti socialiste, a participé à la campagne de François Hollande en 2012, fut son secrétaire général adjoint à l’Élysée, nommé par lui ministre de l’Économie. Un parcours qui inspire confiance face au frondeur Hamon désigné par des primaires. Ses candidats aux élections législatives font disparaître de l’Assemblée nationale tous les députés socialistes sortants et tous les candidats portant cette étiquette. Du jamais-vu en Bretagne, même depuis 1945. Plus tard, les élections territoriales atténuent ce choc : des villes conservées, des villes reconquises, comme Quimper, Morlaix et Paimpol, un conseil régional maintenu à gauche, un conseil départemental perdu dans le Finistère compensé par le retour des Côtes-d’Armor à gauche. Sommes-nous donc entrés dans un nouveau temps long politique pour la Bretagne, avec un retournement ou une continuité ?
Il faut un peu de patience pour mesurer l’évolution politique. Car un autre défi attend les socialistes, en Bretagne, comme dans toute la France. La confrontation avec l’écologisme, et non l’écologie, remplace la confrontation avec le communisme. Avec celui-ci, il s’agissait de liberté. Avec le suivant, il s’agit du rapport à la science, au progrès, à la croissance, à la nature, à la place de l’homme avec cette nature, aussi à la laïcité et donc à l’idée que l’on se fait de la France, unitaire ou communautarisée. Les alliances sont possibles et même nécessaires, le débat idéologique aussi. Un socialiste n’abandonnera jamais son attachement historique à la philosophie des Lumières.
Le socialisme démocratique devrait-il céder la première place à l’écologisme pour conduire la gauche ? Le parti des Verts a gagné quelques grandes villes et métropoles lors des élections municipales de juin 2020, mais aucune en Bretagne. En juin 2021, il n’emporte aucun conseil départemental ni aucun conseil régional. L’un de ses membres a conduit une liste d’union dans les Hauts-de-France, dans celle du Grand Est et en PACA sans pouvoir l’emporter. La fusion entre les deux tours conduite par les Verts dans le Pays de la Loire, l’Île-de-France et en Auvergne-Rhône-Alpes n’a démontré aucune capacité d’entraînement. Avec ou sans eux, les cinq régions de l’Hexagone détenues par une présidence socialiste ont été conservées avec de bons scores dont, bien sûr, en Occitanie et aussi en Bretagne, sans s’unir avec eux.
L’histoire n’est donc pas terminée. Jusqu’à présent, la victoire nationale n’a pu être obtenue qu’entraînée par une force socialiste réformiste, celle de Léon Blum en 1936, de Guy Mollet en 1956, de François Mitterrand en 1981 et 1988, de Lionel Jospin en 1997, de François Hollande en 2012. Est-ce que ce cycle s’achève ? Les Français peuvent distinguer les élections et faire une sorte de tri : aux socialistes et aux écologistes les territoriales, communes, départements, régions, aux progressistes et aux nationalistes les nationales, présidence, Assemblée nationale, Parlement européen. Dans ce cas, la Bretagne, la Loire-Atlantique comprise, pourra rester l’un de ces bastions en compagnie de la Nouvelle-Aquitaine et de l’Occitanie. Une sorte de partage politique de la France avec un Grand Ouest social-démocrate-chrétien et un Sud-Ouest radical-socialiste. Il faut plusieurs rendez-vous électoraux avec le suffrage universel pour constater la volonté et le choix du peuple.
Des dossiers nouveaux vont déterminer le balancier selon les réponses qu’apporteront les formations politiques. Le changement climatique fait la quasi-unanimité, pas son rythme ni les modalités pour en réduire les effets ; la révolution numérique et l’intelligence artificielle s’imposent, mais les conséquences sociales à en tirer diffèrent ; l’engagement européen est poursuivi, mais avec des désaccords sur la notion de souveraineté et l’application des traités ; le rapport au capitalisme financier mondial est discuté dans l’esprit d’une rupture pour les uns, d’une régulation pour les autres ; l’émancipation par l’école, la réduction des inégalités, la justice sociale et fiscale restent au cœur du débat démocratique.
Quel chemin choisiront les Bretons ? La Bretagne a connu le gaullisme de la participation qui refusait la lutte des classes, le socialisme de la régulation qui acceptait l’économie de marché, le christianisme de la compassion qui a permis cette synthèse bretonne entre l’humanisme laïc, le socialisme démocratique et le christianisme social. Pendant quarante ans, le Parti socialiste en Bretagne a réalisé et incarné cette synthèse. Elle lui a permis cette adhésion des Bretons dans les urnes et dans l’action.
Y aura-t-il une suite et laquelle ? Que deviendra le macronisme sans Macron ? Connaîtrons-nous une social-écologie réformiste ou un écologisme radical et impérieux ? Un capitalisme adaptable à toutes les nouveautés, technologiques comme écologiques ? Un social-libéralisme qui relie les deux centres, de droite et de gauche ?
Les 10 et 24 avril 2022, une première indication nous sera donnée.
Retrouvez la vidéo « Héritiers de l’avenir » avec Bernard Poignant :
- 1André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris,Armand Colin, 1913.
- 2dem, p. 289.
- 3Idem, p. 291.
- 4Idem, p. 294.