Après avoir proposé dans une précédente note la mise en place d’une primaire « en escargot et en entonnoir » pour les formations politiques qui décideraient de désigner leur prochain candidat à l’élection présidentielle par le processus des primaires, Émeric Bréhier et Sébastien Roy précisent ici les modalités d’organisation de ce dispositif original.
La vie politique ne se résume pas à une bataille d’idées et à un affrontement entre différentes visions du monde que le corps électoral départagerait souverainement. Bien évidemment, c’est, ou ce devrait être, l’essentiel. Mais chacun sait que cette réalité est mâtinée d’une autre tout aussi prégnante : l’incarnation. Nul observateur, nul militant ne s’y trompe d’ailleurs. À chaque élection, quelle qu’elle soit, cette problématique de la candidature mobilise nombre d’énergies. Et, d’ailleurs, il suffit de se pencher sur les modalités de fonctionnement des organisations politiques (partis, mouvements, rassemblements, peu importe le terme) pour s’en convaincre. Ce sont bien celles-ci qui font le plus souvent l’objet des articles les plus détaillés dans les statuts ou les règlements intérieurs. Et c’est bien l’application de ces mêmes modalités qui fait l’objet de controverses, sinon de conflits, internes.
Les dernières élections municipales ont d’ailleurs montré avec force ô combien l’alchimie personnelle d’un candidat, souvent maire sortant mais pas toujours, pouvait jouer un rôle sinon supérieur, à tout le moins équivalent à l’étiquette politique. Chacun le sait : le choix d’une tête de liste, ou d’un duo pour les élections départementales à venir, occupe bien plus les esprits des appareils partisans la veille d’échéance politique que les débats programmatiques. Somme toute, ce n’est pas totalement illogique dans la mesure où l’on peut estimer que des membres d’une même famille politique partagent l’essentiel. Ajoutons, à ce stade, qu’il n’y a là rien de scandaleux dans la mesure où la mise en œuvre de politiques publiques dépend de l’investissement des femmes et des hommes. Il est donc normal que l’aspect « confiance » ou « défiance » personnelle joue également à plein.
À l’heure où chacun se gargarise de l’exemple mitterrandien, on voit bien que la force de caractère d’un homme, ou d’une femme, politique pour incarner une aventure collective n’est pas pour rien dans le succès ou la défaite. Lionel Jospin, en se retirant de la vie politique au lendemain de la déroute du 21 avril 2002, en avait d’ailleurs apporté la preuve ultime. La responsabilité se construit tout autant dans le succès que dans l’échec.
La réalité est, à l’évidence, bien différente lorsqu’il s’agit de réunir différentes forces politiques. Bien sûr, se pose toujours la question de l’incarnation. Mais, d’abord et avant tout, doit être envisagée celle des concordances, et donc des discordances, politiques entre les formations politiques souhaitant faire « front commun ». C’est bien le premier des rôles des partis politiques que de développer leur vision du monde et les éléments programmatiques allant de pair. La « primaire des idées », pour reprendre la formule du premier secrétaire du Parti socialiste, est donc un impératif qui concerne chacune des forces politiques désireuses de construire une alternative à un pouvoir en place.
Ceci implique, évidemment, que chacune d’entre elles soit suffisamment au clair avec son propre corps doctrinal pour aborder la discussion idéologique et programmatique avec ceux qui pourraient devenir à l’issue de ce processus leurs partenaires. Et puisque les vingt-cinq ans du décès du premier président de la Ve République issu de la gauche sont fêtés, il est intéressant de se remémorer les étapes. Avant même de prendre langue avec les radicaux et les communistes, le Parti socialiste se dota d’un programme politique précis, « Changer la vie ». Ce n’est qu’ensuite qu’il signa un programme commun avec les deux autres forces politiques. C’est donc d’abord aux forces politiques de mener ce travail en leur sein, puis de confronter leurs propositions. Ceci n’induit pas que ce travail s’effectue dans le plus grand des secrets. Cela ne serait d’ailleurs sans doute plus possible. Rien n’empêche les responsables politiques de conduire ces réflexions en lien avec leurs concitoyens, que ce soit au travers de corps intermédiaires, plus ou moins auto-institués, ou bien au travers de consultations citoyennes. Les outils existent. Ce n’est qu’une fois ce travail réalisé que pourra être abordée de front la question de l’incarnation. Au moins existera-t-il un cadre commun à l’ensemble des candidatures en piste.
Bien sûr, rien n’empêche les formations ainsi rassemblées de se mettre d’accord sur un nom, et un seul, et ainsi éviter que ne se pose la question des modalités du choix. Mais, sauf à ce que cette personnalité ne s’impose d’elle-même, chacun sait bien ce qui servira de mètre-étalon : les enquêtes d’opinion. Nonobstant le fait qu’il faudrait que celles-ci montrent un chemin clair évitant toute discussion, ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas, les exemples sont suffisamment nombreux pour montrer que vérité sondagière de l’automne n’est pas réalité électorale du printemps suivant. Ceci est encore plus vrai à une époque où la volatilité électorale s’est renforcée en même temps que les cadres politiques se sont progressivement affaissés à ce point qu’encore aujourd’hui les deux candidats éventuellement en tête d’un premier tour d’une élection présidentielle représentent les forces politiques nationales les moins implantées localement. La « primaire des idées » peut donc servir de prolégomènes, elle peut même être considérée comme un impératif. Elle ne saurait pour autant se suffire à elle-même.
C’est fort de ce contexte que le choix de la primaire peut être intéressant pour les forces politiques qui, implantées localement, sont toutefois impuissantes, à ce jour, nationalement. Les unes comme les autres se doivent de rassembler leur camp, d’affirmer des lignes politiques claires et de disposer d’un seul candidat face au président de la République actuel et à son adversaire du second tour de 2017.
Faute de quoi, divisées, explosées façon puzzle, ces forces politiques en seront réduites à faire de la figuration et risquent de n’être même plus en état de participer à la recomposition de la scène politique française qui, indubitablement, aura lieu dès le lendemain de l’élection présidentielle de 2022. C’est pourquoi plus que jamais l’idée d’une primaire citoyenne, ouverte, selon des modalités renouvelées, prenant en compte les affres des trois dernières (2011 et 2017 pour une partie de la gauche autour du Parti socialiste, 2016 pour l’UMP), la réalité des forces en présence et l’impérieuse nécessité de mettre en marche une dynamique politique est intéressante. Comment ?
Sans reprendre l’ensemble des éléments mis en avant lors de notre précédente note, mais bien en en précisant certains, il est fortement probable que nulle organisation ne soit en mesure de mettre en place le même jour dans l’ensemble du pays les 7500 à 10 000 bureaux de vote nécessaires si l’on s’en tient aux trois dernières expériences.
La mise en place de l’escargot
Première étape à franchir : se mettre d’accord pour briser ce tabou du mimétisme républicain en acceptant d’organiser des scrutins à des dates différenciées selon les territoires afin de, progressivement, sélectionner le candidat. Nous avions, par mesure de simplicité, préconisé un certain déroulé, rappelé ci-dessous.
La question des bureaux de vote constitue une autre épine dans le pied d’hypothétiques organisateurs. On se souvient que lors de la première expérience pour la désignation du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2012, la chose n’avait pas été aisée à mettre en place sur l’ensemble du territoire, notoirement dans certaines villes dirigées par ce qui était alors l’UMP. Même si, reconnaissons-le, tous les maires du parti qui soutenaient le président de la République d’alors ne mirent pas des bâtons dans les roues, loin de là. Maintenant que les deux familles politiques dirigeant le plus grand nombre de villes dans notre pays ont fait l’expérience de la primaire, on voit mal des édiles refuser la possibilité d’organiser une « votation citoyenne » dans des établissements publics. Bien évidemment, la question devra être traitée différemment selon les territoires (elle le fut déjà en 2011, comme en 2016 et 2017). De plus, les directions de l’UMP, comme celle du Parti socialiste et celle d’EELV, s’étant félicitées de leurs résultats municipaux, aucune d’entre elles ne devraient rencontrer d’insurmontables difficultés pour mettre en place ces bureaux de vote. À ce dispositif pourraient s’ajouter par ailleurs l’ensemble des locaux des partis politiques concernés. Car ceux-ci, même si, à l’évidence, la voilure a été réduite en raison des difficultés budgétaires de chacun d’entre eux, disposent encore et toujours d’un maillage réel du territoire, y compris dans les zones les moins denses. Pour autant, ce déroulé qui a l’avantage de la simplicité géographique pourrait fort bien être concurrencé par d’autres solutions prenant en compte d’autres critères. Ainsi, selon les zones forces putatives des différentes candidatures, un accord différent pourrait être trouvé au sein d’un comité national d’organisation. De même que pourrait fort bien être envisagée une autre hypothèse plus radicale encore : le tirage au sort. Ainsi, nulle discussion perturbante sur les avantages induits pour tel ou tel ne viendrait brouiller le message. Même si l’argument selon lequel le choix de telle ou telle région pourrait favoriser l’une des candidatures nous paraît devoir être fortement minoré. D’abord, parce que la taille des régions issues du redécoupage de la loi NOTRe dilue l’effet « fief ». Ensuite, parce que si un candidat à une primaire devant désigner une candidature à l’élection présidentielle n’est pas capable de se confronter avec succès au « peuple de gauche », ou « de droite », il est bien difficile de lui prédire un succès électoral lors de l’élection reine de la Ve République.
Installer des bureaux physiques induit évidemment l’existence d’assesseurs mais aussi d’une liste électorale. Si on peut légitimement envisager que nul problème ne soit posé à cette indispensable récupération, il convient également d’envisager des hypothèses de repli, comme dans le travail parlementaire. Premier amendement de repli, l’inscription des électeurs sur des listes préalables qui seraient ensuite envoyées à chacun des responsables des bureaux de vote préalablement décidés. Second amendement de repli qui a l’avantage de régler la question des bureaux de vote physique : instaurer le vote électronique pour cette primaire. Ce mode d’élection n’a pas bonne presse dans notre pays et, à l’évidence, il peut induire un biais dans la participation électorale tant une partie de nos concitoyens, notamment les plus âgés, y sont rétifs. Toutefois, cette modalité a le mérite de faire disparaître deux obstacles mis en avant à la tenue d’une primaire citoyenne. Après tout ce qui est faisable pour les Français de l’étranger ne pourrait-il pas l’être tout autant pour les Français résidant dans l’Hexagone et les territoires d’outre-mer ? Pourrait même être envisagé un double dispositif permettant ainsi de diminuer le nombre de bureaux physiques, notamment dans les zones denses, au profit de zones moins denses.
Il faut ajouter que la question des bureaux de votes, de leur nombre et des difficultés réelles que cela représente est aussi très liée à la question du corps électoral. En effet, ce problème se pose en cas de participation générale du corps électoral dans son entier, ce qui fut le cas lors des primaires organisées en 2011 et 2017 par les socialistes et en 2016 par LR. Rappelons aussi que ce procédé est complexe car il nécessite de récupérer les listes électorales dans chaque préfecture puis de les re-ventiler dans de nouvelles listes correspondantes aux bureaux de votes de la primaire et, enfin, de détruire les listes physiques ; le tout étant contrôlé à chaque étape par la CNIL et des huissiers de justice. Mais on peut aussi imaginer des constitutions de corps électoraux plus souples ou plus faciles à mettre en place. La première possibilité la plus simple est d’agréger les listes des adhérents et sympathisants de chaque parti. Une seconde possibilité est de procéder à la constitution des listes par simple préinscription qui, après, peut soit se traduire par la constitution de liste physique soit présenter le corps électoral d’un vote électronique.
La mise en œuvre de l’entonnoir
Une primaire sous forme d’escargot n’implique pas indubitablement que lui soit lié un processus de sélection en « entonnoir ». Pourrait tout à fait être également retenue l’idée de la désignation de délégués à l’issue des cinq tours de scrutins proportionnellement aux résultats obtenus par chaque candidat. Cette solution aurait pour elle, nonobstant les remarques établies plus haut, d’éviter des effets de « fief ». Mais il nous semble qu’elle porte en elle le risque d’alourdir le processus et de diminuer l’aspect recherché au travers ces primaires : la dynamique de rassemblement.
Mettre en œuvre cet entonnoir suppose de s’accorder sur les modalités pour présenter sa candidature et les niveaux obtenus à chacun des quatre premiers tours de scrutins pour avoir le droit de la maintenir. Les règles pour pouvoir se présenter doivent relever en premier lieu de chacune des organisations parties prenantes de la primaire. Celles affectant les membres du Parti socialiste ne sauraient être les mêmes que celles concernant les responsables du PRG, d’EELV ou bien du Parti communiste. On se souvient ainsi que, lors de la primaire de 2011, les candidats devaient pour se présenter obtenir des parrainages d’un certain nombre de membres du Conseil national ou bien de maires de villes de plus de 10 000 habitants.
Toutefois, afin de respecter la vision d’une « primaire citoyenne » et de prendre en compte l’indéniable et terrible affaissement des organisations partisanes, il conviendrait également de prévoir la possibilité pour une candidature soucieuse de ne pas s’inscrire dans une famille partidaire classique de pouvoir concourir. Pourrait être ainsi imaginée la capacité pour une femme ou un homme recueillant suffisamment de signatures de présenter sa candidature. On se souvient que Jean-Luc Mélenchon avait conditionné sa troisième candidature à l’élection présidentielle à l’obtention de 150 000 signatures citoyennes. Lorsque l’on se remémore que près de 2 millions de concitoyens ont participé à la primaire de la gauche de 2017, fixer une barre à 40 000 signatures ne paraît pas inaccessible pour des candidatures hors partis et, selon elles et leurs éventuels soutiens, porteuses d’un espoir.
On pourrait, enfin, imaginer un système mixte où une telle primaire interviendrait seulement après que chaque parti a désigné son champion, chaque champion se soumettrait alors au suffrage d’une primaire. Chaque parti pourrait ainsi avoir ses propres débats en son sein et ensuite un corps électoral plus vaste départagerait qui sera le champion de l’espace politique défini par les partis. Cette primaire serait alors une sorte de pré-premier tour de la présidentielle de gauche et ou de droite.
En partant du principe que lors du cinquième tour de scrutin, seules deux candidatures doivent pouvoir être qualifiées, il convient de tracer le chemin pouvant conduire à ce résultat. On peut ainsi imaginer que, pour se présenter au deuxième scrutin, seules les candidatures ayant obtenu plus de 5% des suffrages exprimés seraient retenues. À l’issue de cette deuxième opération électorale, le pourcentage pourrait être doublé. À l’issue du troisième, le chiffre pourrait atteindre les 15%. Et, enfin, à l’issue du quatrième, les deux candidatures parvenues en tête s’affronteraient lors du tour final. Bien évidemment, à l’issue de chacun de ces quatre tours préliminaires, les candidatures ne remplissant plus les conditions pour se maintenir pourraient fort légitimement appeler à soutenir l’une des candidatures qualifiées pour le tour suivant. Ainsi pourra se développer une dynamique non pas seulement de rassemblement mais également électorale.
Demeure une question épineuse : le respect de l’engagement des candidats de la primaire de soutenir celui ou celle issu de ce processus de désignation. On se souvient que si cela n’avait posé guère de problèmes lors de la primaire de 2011, la situation avait été bien différente lors de celle de 2017. François de Rugy comme Manuel Valls avaient ainsi franchi le Rubicon et n’avaient pas appelé à voter pour celui qui les avait défaits en janvier 2017 et avaient même rejoint avant même le premier tour le camp de celui qui allait devenir en mai président de la République. À l’évidence, ces choix ont jeté une ombre, bien lourde et dense, sur la légitimité de la procédure. Il n’y a, en l’espèce, que deux solutions. Soit on continue à compter sur le respect d’un engagement moral, estimant en fait que le non-respect de 2017 est le fruit de circonstances particulières marquées par le risque d’avoir au second tour à choisir entre un candidat issu de la droite traditionnelle mais au programme trop radical et une candidate issue de l’extrême droite. À cet aune, il est toujours possible de croire que cette situation ne se reproduira plus et que, dès lors, le risque est moindre. Ou bien, des mécanismes d’incitation puissants sont imaginés pour limiter les risques de non-respect de la parole donnée. Une amende pourrait ainsi être imaginée avec un dépôt de garantie dont le montant suffisamment important pourrait être dissuasif.
Finalement, rien n’apparaît techniquement insurmontable pour qui voudrait mettre en place ces primaires citoyennes pour déterminer celle ou celui représentant la gauche sociale et écologique comme la droite républicaine. Il ne s’agit pas d’une solution miracle sur le plan électoral, assurément. Ceci n’existe d’ailleurs pas. Mais, dès lors que les acteurs eux-mêmes n’ont de cesse de répéter, à raison, que la désunion serait mortifère pour leurs familles politiques et qu’aucune candidature ne s’impose suffisamment pour apparaître comme étant à même de perturber un éventuel remake du second tour de 2017 et que tel est bien leur objectif affiché, alors vient le temps où le « dire » ne suffit plus et le « faire » doit s’imposer dans l’agenda politique. Reste à en trouver le cheminement.
C’est, nous semble-t-il, l’intérêt de cette primaire de l’escargot et de l’entonnoir. Certains relèveront l’aspect complexe de cette proposition : pourquoi, en quelque sorte, faire simple quand on peut faire compliqué ? Mais c’est bien parce que nulle force politique n’est suffisamment forte seule et puisqu’aucune candidature ne s’impose d’elle-même pour atteindre le seuil fatidique des 20% permettant de se qualifier pour le second tour de l’élection présidentielle, qu’un chemin de prime abord plus ardu doit être imaginé. Le diable se niche dans les détails, relève l’adage populaire. Certes, nombre des éléments avancés méritent débat et peuvent faire l’objet de contre-propositions. Mais ne pas rentrer dans ce débat c’est soit se résoudre, au pire, à l’impuissance, soit, au mieux, se contenter d’attendre le sauveur, ou la sauveuse, d’une famille politique.
Et puisque cette année 2021 va être marquée par les commémorations des moments Mitterrand, un rappel peut s’avérer utile : « là où il y a une volonté, il y a un chemin ».