Pour une réelle prise en considération des stades et des supporters dans le football

Les réactions des supporters à l’annonce du Paris Saint-Germain que le club quittera le Parc des Princes pour une enceinte plus en accord avec les standards européens témoignent des relations qui unissent une équipe à un stade. Alors que les supporters ont perdu leur place historique dans des enceintes de plus en plus soumises à des logiques économiques et sécuritaires, Richard Bouigue et Pierre Rondeau, co-directeurs de l’Observatoire du sport de la Fondation, plaident au contraire pour une meilleure reconnaissance des supporters et leur pleine intégration dans les décisions liées aux stades.

Introduction

Alors que le Paris Saint-Germain (PSG) va célébrer son onzième titre de champion de France, les supporters ne sont pas dans la joie et la démonstration. Un problème, et de taille, vient altérer le climat, déjà tendu, avec la direction. Celle-ci souhaite en effet, après moult négociations avec la mairie de Paris, quitter l’emblématique Parc des princes pour s’installer dans une enceinte plus grande, plus en accord avec les standards européens. Quitter Paris serait le symbole du développement, de l’ambition, de la grandeur. « Rêvez plus grand » n’ont eu de cesse de répéter les dirigeants qataris parisiens ; en quittant l’historique Parc des princes, leur rêve se confirmerait. Au risque de remettre en cause cinquante ans d’histoire avec la ville de Paris et de rejeter les avis des supporters les plus fidèles et assidus ?

Ce cas est un exemple clair de la relation équivoque qui unit club à enceinte, équipe à stade. On associe toujours un club à ses couleurs, son maillot, son logo, son palmarès, mais aussi à son stade, partie intégrante de son histoire, maison des supporters, support évident de la passion sportive. Malheureusement, de plus en plus, ce lien est ébranlé, abîmé, terni. Pour faire face aux nouvelles pressions économiques et sécuritaires, on augmente la tarification, on renforce les sanctions, on multiplie les interdictions de déplacement, on ferme des tribunes entières, on condamne collectivement. Le supporter, symbole de l’occupant du stade, est victimisé, montré du doigt, attaqué. Alors qu’il est au cœur de l’histoire du football professionnel, qu’il est un élément essentiel et évident.

C’est ce que va chercher à démontrer cette note. Le supporter doit être reconnu, pris en considération, et pleinement intégré aux décisions qui concernent le stade.

L’histoire moderne des stades est intimement liée avec celles du supportérisme

L’histoire moderne des stades est intimement liée à celle du football. Dès ses origines, ce sport avait une autre finalité que la simple démonstration ou confrontation sportive. Il servait également des intérêts populaires, qu’il s’agisse d’opposition entre des villages, dans l’Angleterre du XVIIe et XVIIIe siècle, ou des appropriations de terres par des agriculteurs, via des matchs contre des voisins propriétaires terriens. Dans son livre Une Histoire populaire du football, le journaliste Mickaël Correia souligne que « les foules rassemblées à l’occasion des parties de football pouvaient également être détournées à des fins insurrectionnelles, […] en pleine période de privatisation du foncier agricole et de fins des droits d’usage des terres1Mickaël Correia, Une Histoire populaire du football, Paris, La Découverte, 2018. ». Il cite notamment l’exemple d’une rencontre organisée en 1638 dans le comté d’Ely « dans le seul but de saccager délibérément des digues mises en place pour assécher et transformer en terres arables des marais communaux2Ibid. ».

Il faut rappeler qu’à cette époque, l’objet stade n’existait pas et les rencontres avaient lieu sur des terrains non définis, dans des champs, des parcelles de terre, voire des places de village directement, sans règle précise ni contrôle strict.

Rapidement, pris par l’engouement populaire de ce sport, couplé à une hausse des incivilités et à une demande de contrôle de l’ordre public par les autorités, les premiers stades commencent à émerger au cours du XIXe siècle3« Au début du XIXe siècle, les autorités de Londres décident d’encadrer les loisirs populaires, notamment le « mob football » ou « folk football », c’est-à-dire le football de masse. Très prisé, ce jeu oppose alors deux villes – ou deux villages voisins – et prend fin lorsque l’une des parties parvient à amener une boule, faite d’une vessie de porc – plus tard en cuir – dans l’en-but adverse, situé à chaque extrémité de la ville. Née au Moyen Âge, cette partie se déroule avec un nombre illimité de joueurs, s’achève souvent dans une pagaille générale et provoque de gros désordres publics. C’est pourquoi, par le Highway Act de 1835, le Parlement décide d’encadrer les jeux de balle, d’interdire leur pratique sur la voie publique et de ne l’autoriser désormais que sur des terrains clos et dédiés à cet effet » dans Richard Bouigue, Le Boxing Day, entre tradition, institution et industrie du divertissement, Fondation Jean-Jaurès, 13 janvier 2021.. Le Highway Act, voté en 1835 en Angleterre, stipule que les jeux de football sont dorénavant interdits dans l’espace public, dans les rues, dans les villes ou dans les champs, et doivent se pratiquer « dans des espaces délimités ». Pour s’adapter à cette nouvelle contrainte, le football évolue tel qu’on le connaît aujourd’hui, sur des dimensions limitées (la taille du terrain de football) avec deux équipes et un nombre « similaire » de joueurs placés à l’intérieur d’un espace restreint. « Le football se joue désormais sur un terrain clos, aux camps symétriques et sous contrôle d’une autorité supérieure ». Avant cet acte, il était courant de voir des parties opposant une multitude d’acteurs, souvent dans des équipes désorganisées sans que l’on sache vraiment avec qui ils étaient, dans des espaces infinis4« Le derby historique qui le 26 décembre 1860 oppose Sheffield au Hallam FC se dispute selon les « Sheffield rules » – à 16 contre 16, avec le droit de pousser l’adversaire, sans hors-jeu (et sans la VAR !), au célèbre Sandygate Road, construit en 1804, à Crosspool, dans la banlieue de Sheffield. Le terrain, ce jour-là, présente des dimensions approximatives et sa topographie fait davantage penser à un champ de patates qu’à un académique gazon anglais », ibid..

Le stade naît avec cette demande et exigence de réglementation. Sa création est donc intimement liée avec celle de l’évolution du football. Ce sport existe tel qu’on le connaît aujourd’hui à travers la réflexion et la mise en place des stades.

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L’organisation progressive des stades

Au cours du XIXe siècle, avec la structuration et l’édification des règles du football moderne, les foules commencent à s’organiser et à se réunir au sein des enceintes sportives, construisant, de façon épisodique et répétée, l’âme et la pratique du supportérisme. De même, dans un impératif de défense de l’ordre public, les autorités ont commencé à favoriser l’édification de ces enceintes, permettant ainsi de contrôler et de fluidifier les foules, de limiter les débordements et de réduire les incivilités, nombreuses précédemment face à l’absence d’espaces délimités et prédéfinis.

Dans le même temps, les luttes syndicales assurent à la classe ouvrière acquis sociaux et améliorations des conditions de travail. En Angleterre, dès 1850, le Factory Act plafonne le temps de travail à soixante heures par semaine et, en 1871, le Bank Holiday Act fixe les premiers jours fériés nationaux. La foule se retrouve alors avec un surplus de temps consacré aux loisirs, comme les rencontres sportives. Mickaël Correia raconte d’ailleurs la culture du football le samedi après-midi, en Angleterre, qui émane tout simplement d’un acquis social obtenu en 1874 avec « la limitation légale à six heures trente de travail le samedi dans toutes les branches de l’industrie. La plupart des ouvriers anglais sortent dorénavant des usines et des chantiers le samedi dès 14 heures5Mickaël Correia, op. cit. ». Et ils se dirigent tout naturellement vers le stade, d’autant que « les maisons de la classe ouvrière n’ont rien de confortable, on va dehors dès que possible », comme le rappelle l’historien Martin Johnes6Martin Johnes, « Le football du Boxing Day est comme Noël, il ne disparaîtra jamais », Le Matin, 24 décembre 2015..

Le stade assure la fidélisation de ce public, il lui offre un espace clos sécurisé et lui dévoile un spectacle structuré et ordonné, le football moderne. La demande d’accès dans ces enceintes va commencer à exploser à la fin du XIXe siècle, provoquant de fait la création d’un marché, visant la fixation d’un prix et des bénéfices pour les promoteurs des rencontres. Il faudra dorénavant s’acquitter d’un ticket payant pour accéder à l’enceinte sportive et cela contribuera à favoriser des retours sur investissement et la maximisation des intérêts des promoteurs. En retour, les footballeurs, principaux acteurs du spectacle sportif, commencent à exiger une rétribution pour leurs efforts. Ils ne sont pas rémunérés, parce qu’amateurs, mais génèrent une activité médiatique et populaire importante et lucrative. Le club de Blackburn, le premier, commence à rémunérer ses joueurs, alors ouvriers, afin de les dédier pleinement à la pratique sportive. Bien que la pratique soit interdite et jugée immorale par l’élite britannique, détentrice du contrôle des règles du football.

La logique commence à prendre forme. Le football, de plus en plus populaire, provoquait heurts et débordements, les autorités ont exigé une réglementation et une structuration de cette discipline. Cela a amené à la création des stades standardisés qui, par leur édification, ont accéléré le processus de professionnalisation de ce sport.

Parce que fidèle, le public a créé la professionnalisation du sport

Jusqu’ici, le football était un sport d’élite, un sport pratiqué essentiellement par la bourgeoisie britannique, mis en place et construit dans les public schools anglaises, lieux de formation de l’élite anglo-saxonne. Ce sont notamment des étudiants de l’école de Cambridge qui vont définir les règles officielles du football, en 1863, à la Freemasons Tavern de Londres. Quatorze articles sont rédigés, précisant le nombre de joueurs sur le terrain aux dimensions prédéfinies, les règles et les interdits. Gouverné par l’élite économique et politique, le football rejette alors en bloc toute forme de professionnalisme et refuse que l’on puisse générer une quelconque lucrativité ou dégager une quelconque forme de rémunération. D’abord, ces élites n’en ont pas besoin, et la pratique du football reste avant tout un loisir avant d’être un métier. Ensuite, la rétribution monétaire risquerait d’altérer durablement les idéaux du sport et pourrait pervertir ses intérêts moraux. Le football, bien que rugueux, doit être pratiqué par des gentlemen, il ne peut être ciblé pour de seuls intérêts lucratifs et économiques.

Pourtant, nous l’avons vu, sa médiatisation, sa visibilité et sa popularité ne cessent de croître, accélérées par l’édification de stades et par l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière, et progressivement le football s’échappe des lieux guindés des public schools anglaises. Des équipes ouvrières voient le jour, notamment Blackburn, déjà citée, qui va, de façon illégale, commencer à rémunérer ses joueurs, afin qu’ils échappent au temps à l’usine. Jusqu’ici, cela ne dérangeait pas puisqu’à chaque fois, la coupe d’Angleterre, créée en 1871, était remportée par une équipe issue de la bourgeoisie, et largement dominée par ces catégories sociales. Seulement, en 1883, Blackburn remporte le trophée et bouleverse le sentiment accordé à l’amateurisme. Au début, les dirigeants de la récente fédération britannique sont vent debout et dénoncent l’opération menée par l’équipe des Light Blues, qu’ils menacent de sanctions et d’expulsion. Avant de changer de fusil d’épaule et de considérer que, parce que le sport est de plus en plus populaire, parce qu’il attire de plus en plus de monde et parce qu’il génère une activité économique derrière lui, l’amateurisme n’a plus lieu d’être. Ainsi, deux ans plus tard, en 1885, la fédération acte la reconnaissance du professionnalisme dans le football et autorise les clubs à rémunérer leurs joueurs. Pour de nombreux historiens, le club de Blackburn est considéré comme l’inventeur du football professionnel. Mais il a surtout su profiter d’une époque propice au développement de l’économie marchande.

Le public est une partie intégrante de l’économie des clubs, tout comme le stade

Pour Thierry Terret, professeur d’histoire des sports à l’Université Lyon 1, « le passage de l’amateurisme à la professionnalisation marque l’évolution majeure du sport contemporain » ; cette « mutation économique » provoque « une marchandisation de la discipline » et « une mise en spectacle des épreuves »7Thierry Terret, « L’évolution du sport et sa place dans la société », Millenaire3.com, 30 novembre 2004..Le stade y est un peu pour quelque chose dans cette transformation, puisqu’il est responsable de la structuration d’un marché physique, celui du match, générant prix, vente et échange marchand. Le public devient donc, à ce titre, partie intégrante de l’économie des clubs, et recouvre alors un intérêt essentiel et indispensable à son équilibre.

En 1932, lorsque la France s’ouvre à l’ère du professionnalisme, après que des marchands britanniques aient propagé sur tout le territoire la passion du football (la section foot du Havre Athletic Sport a été fondée en 1894 par l’entremise d’Anglais très présents sur le premier port de France), les premières équipes assurent un équilibre budgétaire à travers les recettes de billetterie, seule solution pour rémunérer les joueurs et proposer un spectacle suffisamment attrayant et attractif aux fans. Dans son livre Économie du football professionnel8Bastien Drut, Économie du football professionnel, Paris, La Découverte, 2016., Bastien Drut précise que le triptyque de l’époque était « stade – sponsoring – subvention ». Les principales lignes de recette des clubs étaient garanties par les subventions publiques, l’apport des propriétaires actionnaires – des riches notables qui souhaitaient s’assurer une popularité et une visibilité locale –, les recettes commerciales issues des partenaires et les recettes issues de l’exploitation du stade. En faisant payer l’entrée au spectacle sportif, on permettait aux clubs de développer des gains nécessaires et indispensables à l’équilibre économique.

Rapidement s’ancre l’idée que le supporter est donc un noyau essentiel de l’existence du club. Il est le garant à la fois de son histoire, de son fanion, de son modèle mais aussi de sa stabilité monétaire. Sans lui, l’équipe ne tient pas et s’écroule. Il est le douzième homme. C’est donc un lien indéfectible, un lien intime, qui unit le supporter au stade.

La montée en puissance du « peuple des stades », révélateur de l’état de la société

C’est aussi à cette période que se développent les phénomènes de violence intra-stade alors même que la mise en place de ces enceintes avait pour but de circonscrire ces faits. Au début du XXe siècle et dans l’entre-deux-guerres, les cas d’incivilités sont nombreux, tant en Angleterre, où le football s’impose comme le sport-roi, qu’en France ou en Italie.

Outre-Manche, des troubles repérés et répertoriés apparaissent dès les années 1870, avec l’accueil de foules importantes. L’historien anglais Wray Vamplew, cité par Ludovic Lestrelin dans son livre Sociologie des supporters9Ludovic Lestrelin, Sociologie des supporters, Paris, La Découverte, 2022., tente une explication de ces violences sous la forme de l’acronyme “FORCE”, pour (en anglais) « frustation, outlawry disorder (délinquance ordinaire), remonstrance (revendications), confrontation (rivalités entre clubs et entre supporters), expressive (débordements liés aux résultats) » ; sauf que la frustration est le motif principal des débordements et la violence n’est ici que réactive. On vient au stade pour se défouler, comme un exécutoire, et on s’emporte quand le résultat ne convient pas. On s’en prend à l’arbitre, on s’en prend aux joueurs, mais les incivilités ne sont pas encore organisées, structurées, avec de véritables revendications et finalités.

Il faut attendre les années 1950 pour voir se démarquer une première forme de supportérisme violent, « moins spontanée et émotionnelle, plus préméditée et planifiée », des mots de Ludovic Lestrelin10Ibid.. L’historien Patrick Mignon distingue d’ailleurs totalement les supporters et fans de football des années 1890 de ceux des années 1950 et 1960 : « Les formes et le sens de la violence évoluent11Patrick Mignon, « Supporters et hooligans en Grande-Bretagne depuis 1871 », Persée, 1990. », elles se structurent, s’adaptent à la société et s’intensifient à l’apogée des Trente Glorieuses jusqu’à devenir communes et quasi-quotidiennes dans les années 1970 et 1980, avec le début des crises néolibérales et la fin de la période de croissance d’après-guerre. Le chômage de masse apparaît, les premières délocalisations sont annoncées, la classe ouvrière, principale occupante des enceintes sportives, est délaissée, éclatée, abîmée et certains expulsent leur colère dans les stades. Selon Ian Taylor, ces violences dans les stades, en Angleterre, seraient « une forme de résistance symbolique des fractions exclues de la classe ouvrière face à l’embourgeoisement de leur sport »12Ian Taylor, Sport, chapitre 17, « « Football Mad »: a speculative sociology of football hooliganism », Toronto, University of Toronto Press, 1972.. En France, le sociologue Alain Ehrenberg voit dans le supportérisme violent l’illustration d’« une jeunesse vulnérable, prise dans les contradictions de la société de consommation et de l’univers entrepreneurial, exaltant la performance, le mérite individuel et la visibilité13Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1994. ». Dans tous les cas, le stade est le reflet des déboires de la société et un miroir social évident.

La solution de la privatisation

Pourtant, pour faire face à ces débordements de violence, plutôt que de chercher l’apaisement et la désescalade, des clubs ont opté pour la solution mercantile : l’augmentation du prix des places. Dès le début des années 1990, des clubs comme Liverpool ou Manchester United, en Angleterre, ont augmenté le prix de leurs abonnements de plus de 1000%. Ce phénomène, qui s’est propagé à travers toute l’Europe du football, a durablement bouleversé la composition du peuple des stades de foot, qui, s’il était autrefois diversifié, est aujourd’hui gentrifié. Cela a entraîné tout un ensemble de transformations.

Une première distance entre le peuple des stades et le peuple des loges

Une première distance s’opère dans les années 1990 après les drames du Heysel à Bruxelles le 29 mai 1985 (39 morts, 600 blessés) et de Hillsborough à Sheffield le 15 avril 1989 (96 morts, 766 blessés). Sous la houlette de Margaret Thatcher, alors Première ministre, les autorités se saisissent de ces deux événements pour promulguer un arsenal législatif de type répressif contre le développement de la violence, qui va servir de modèle à toute l’Europe. Il s’agit de rénover les stades, de sécuriser les matchs et de prévenir les débordements des hooligans. C’est ainsi que la vidéosurveillance fait son apparition alors que la présence policière et les conditions d’accès au stade sont renforcées. Mais les mesures vont au-delà, elles frappent directement les classes populaires. Ainsi, dans les stades des clubs de première et deuxième divisions, les tribunes debout, les fameuses terraces, le cœur vibrant des supporters des milieux populaires, sont supprimées et remplacées par des gradins munis de sièges. Il n’est dès lors plus possible de voir un match debout. Un air déjà entendu de « classes laborieuses, classes dangereuses » flotte sur le public du football et le club de Liverpool devient le symbole de cette mise au pas en Angleterre. Les tribunes d’Anfield changent, le kop – les tribunes où se regroupent les supporters les plus actifs – est réduit, le confort se renforce, la vision s’améliore mais l’ambiance n’est plus tout à fait la même à mesure que les catégories populaires désertent le stade, voire en sont chassées, comme nous le verrons plus loin.

En Italie, la perspective de l’organisation de la Coupe du monde en 1990 donne aux autorités l’occasion de réduire l’influence des ultras et de contenir leurs débordements. De Rome à Bologne, de Naples à Milan ou à Gênes, les principaux stades du pays sont ainsi rénovés dans l’objectif de limiter l’accès des ultras, ces supporters les plus fervents dont une bonne partie est issue de milieux populaires : on installe des places assises et numérotées dans les curve, on instaure des parcages pour les supporters visiteurs, on érige des grilles de séparation et des vitres en plexiglas autour de la pelouse. Comme l’indique Mickaël Correia, les enceintes du football sont désormais « sanctuarisées »14Mickaël Correia, op. cit.. En 2015, c’est au nom d’un « motif de sécurité » – mais en l’absence d’antécédents justifiant une telle mesure – que le préfet de Rome décide, au Stade olympique, de séparer les curve nord et sud, les secteurs des tifosi (supporters) biancocelesti et giallorossi les plus actifs, en érigeant des barrières au milieu des escaliers. Toutes ces rénovations de stade se doublent d’une succession de mesures juridiques et administratives, prises notamment sous l’ère Berlusconi (durcissement des conditions d’accès au stade, loi antiviolence de 2005, carte du supporter en 2009…) en vue de décourager la présence des supporters les plus actifs.

En France, le drame de Furiani à Bastia le 5 mai 1992 (18 morts et 2 357 blessés) est à l’origine de la loi Bredin du 13 juillet 1992. Elle porte diverses dispositions relatives à la prévention et à la sécurité des manifestations sportives. Les violences diminuent, mais elles ne cessent pas et conduisent à un renforcement de l’arsenal répressif avec les nouvelles dispositions de la loi Alliot-Marie, ministre des Sports, du 6 décembre 1993. L’interdiction administrative de stade (IAS) et la possibilité de dissoudre les associations complètent ces mesures.

À l’échelle de l’Union européenne, diverses recommandations et résolutions sont également prises dès 1996, comme le contrôle nominatif des supporters ou le développement de la télésurveillance, pour lutter contre la violence et pour la sécurité des manifestations sportives. Le stade se morcelle. Les documents de la FIFA précisent dorénavant que, pour accueillir des matchs de la Coupe du monde, un stade doit comporter au moins quatre secteurs distincts avec chacun sa propre entrée. Cela va de pair avec la volonté d’établir un code des bonnes manières au stade, et de sanctionner lourdement toutes les déviances. Aux rénovations nécessaires, aux mesures de sécurité légitimes se sont ajoutées des mesures qui ont ciblé les supporters les plus modestes, les plus bruyants, les moins contrôlables15Richard Bouigue, Pierre Rondeau, Le peuple des loges. Quand les classes populaires se font chasser des stades de foot, Fondation Jean-Jaurès, 8 mai 2018..

Des contraintes financières qui imposent aux clubs de maximiser les recettes

Cette gentrification accélérée, pour des raisons supposées de sécurité, a provoqué une modification durable de la logique mercantile des clubs et des enceintes sportives. À travers une politique de marchandisation, contraire à l’histoire et à l’origine des peuples des stades, diversifiés et hétérogènes, les dirigeants se sont rendu compte qu’ils pouvaient tirer de lourds profits grâce à une gestion pragmatique et optimisatrice.

Dorénavant, même avec des supporters versatiles, des spectateurs plutôt que des fans, des touristes épisodiques plutôt que des ultras viscéralement attachés à leur club, les profits peuvent augmenter et les recettes tirées à leur maximum. En 2021, par exemple, malgré la petitesse de son stade et un plan Leproux16Cette mesure, mise en place en 2010 par l’ancien président du Paris Saint-Germain, Robin Leproux, visait à annihiler la violence à l’intérieur du Parc des princes à travers une dissolution complète de certains clubs de supporters et l’interdiction de stades de plusieurs personnes ciblées, notamment les ultras les plus vindicatifs. qui a relégué au second plan les supporters les plus fidèles et assidus, le Paris Saint-Germain, avec le Parc des princes, parvient à dégager plus de 131 millions d’euros de recettes de billetterie, un record en Europe. Se développe alors le sentiment d’une mise sur le côté chez les ultras, qui ne sont plus une partie indispensable et indissociable du club. Qu’ils soient présents ou absents, qu’ils soutiennent ou non leur équipe, le PSG parvient à dégager une rente suffisamment élevée. Pire encore, son souhait de délocaliser les rencontres au Stade de France, enceinte deux fois plus grande, s’oppose frontalement à l’histoire et à l’attachement au Parc des princes des supporters, défenseurs d’une histoire et d’une mythologie propres au PSG17Cette opposition n’est pas nouvelle dans l’histoire du club de la capitale. Canal+, propriétaire, s’était déjà attirée les foudres des supporters et des ultras quand elle avait imposé un maillot sans référence à celui, « historique », de Daniel Hechter et un logo en trois lettres, sans la tour Eiffel, le berceau et la fleur de lys..

Voilà le sentiment qui s’impose. Un club n’aurait plus besoin de ses supporters les plus fidèles, les plus assidus, les plus attachés, pour s’assurer des recettes de billetterie élevées. Ce qui compterait, c’est la masse anonyme, c’est l’apport touristique, c’est la quantité dépensière de spectateurs plus intéressés par l’expérience-fan que par la véritable défense d’une identité, d’un fanion, d’une couleur, d’une équipe. Et les dirigeants l’ont parfaitement compris.

Dans le cas du PSG, aller au Stade de France s’inscrirait en totale contradiction, et confrontation, avec les fans, avec les supporters, avec les ultras. Mais satisferait tous les autres consommateurs, tous ces clients versatiles, désireux d’assister aux rencontres des stars Kylian Mbappé, Lionel Messi ou Neymar. On parle ici d’une forme de « disneylisation » du stade (du nom du parc Disneyland, en région Île-de-France, qui capte une part très importante de touristes, sans que ces derniers ne passent par Paris. La SNCF a même créé une ligne directe entre l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et le parc d’attraction américain) : on attendrait non pas des supporters mais des touristes spectateurs qui, comme à Disneyland, viendraient au stade une fois de temps en temps sans pour autant être de fervents ultras, achèteraient leur place au prix fort et dépenseraient en goodies, maillots et snacking pour gonfler les recettes match-day. Ce que ne font pas habituellement les fans les plus assidus.

Pour Philippe Broussard, ancien directeur adjoint de la rédaction du Monde et auteur du livre Génération Supporter, « le Parc des princes est devenu une attraction majeure pour les visiteurs du monde entier, et le public le plus ancien se sent mis à l’écart, le tout dans un ambiance de plus en plus aseptisée18Philippe Broussard, Génération Supporter, Paris, So Press, 1990. ». Passer ainsi du Parc des princes au Stade de France, d’une plus grande capacité, n’entrerait donc absolument pas en contradiction avec la politique marketing et lucrative du club de la capitale, bien que cela s’oppose frontalement avec le passif et l’histoire des supporters.

Miser sur les recettes de billetterie, un risque d’altérer le lien historique entre fan et club

Parce que ce qui compte c’est surtout et avant tout, à l’heure de la financiarisation du football et de l’importance donnée à la partie comptable avant le sportif, la rentabilité, la quête de lucrativité. Et dans ce sens, il faut miser sur les recettes de billetterie, et ce plus encore après la crise sanitaire qui a grandement altéré les budgets des équipes. Le PSG, avec un stade de 48 500 places aujourd’hui, c’est 131 millions d’euros de gains. Les dirigeants estiment donc qu’un stade plus grand, au niveau des standards européens, génèrerait potentiellement des recettes plus grandes et donc des marges de manœuvre plus importantes sur la sphère sportive, au niveau des transferts de joueurs et des salaires. De plus, un agrandissement de l’enceinte permettrait aussi de répondre positivement aux demandes des supporters versatiles, aux touristes en déplacement à Paris, désireux de découvrir les joutes des coéquipiers de Kylian Mbappé.

Cependant, ce déménagement, s’il a lieu, risquerait de couper court à la relation déjà fragile entre les supporters historiques du club de la capitale et les dirigeants qataris. Dorénavant, l’histoire est reniée au profit d’impératifs économiques de court terme. Parce que le football est entré dans l’ère de la financiarisation mondialisée, on nie les liens historiques entre les fans et les clubs, on oublie l’origine et l’histoire de cette relation et on mise seulement et uniquement sur des touristes consommateurs, pas forcément producteurs d’ambiance et d’engouement, sur des gens qui, comme au musée ou au théâtre, viendraient seulement regarder, apprécier et consommer. N’oublions jamais que si ces clubs existent, que si ces stades existent, c’est grâce à la fidélité des supporters. Si demain, dans un stade deux fois plus grand, le PSG ne fait plus rêver, il n’est pas certain qu’il soit capable d’attirer autant de monde. Le risque se situe aussi à ce niveau-là. L’avantage d’un stade historique, avec son palmarès et son identité, c’est d’assurer la fidélité des supporters. Et d’assurer aussi une ambiance dans le stade, ce qui est devenu un critère d’attractivité recherché à la fois des médias et des spectateurs.

Quatre histoires de stade récentes 

Le CUP est pleine

C’est dans ce contexte qu’il faut envisager le conflit entre le CUP (Collectif Ultras Paris, groupement de plusieurs associations de supporters) et la direction du Paris Saint-Germain. En avril dernier, rappelle Philippe Broussard, « le club a fait savoir à certains supporteurs non violents habitués à fréquenter le virage Boulogne du Parc des princes qu’ils n’avaient pas le droit de brandir de grands drapeaux, de se lever trop fréquemment, voire de s’habiller en noir (le style des ultras)19 Philippe Broussard, « PSG : les ultras du club annoncent qu’ils ne se rendront plus au stade “jusqu’à nouvel ordre” », Le Monde, 10 mai 2023. ».

L’organisation par le CUP, le 3 mai 2023, d’une manifestation pacifique contre la direction du club devant la Factory (le siège du PSG) a marqué une nouvelle étape dans ce conflit. D’autant qu’un petit groupe de supporteurs est ensuite allé manifester – toujours sans violence, mais avec des propos insultants – devant le domicile de Neymar, le joueur incarnant, à leurs yeux, les dérives et l’échec du star-system. Le président du CUP, Romain Mabille, a condamné cette initiative qui a par ailleurs fait perdre, à ses yeux, de la crédibilité au mouvement organisé plus tôt dans la journée. Mais le président du club, Nasser Al-Khelaïfi (ou Victoriano Melero, le secrétaire général, selon les versions), a décidé, d’autorité, de retirer les places attribuées à 250 ultras pour le match suivant, le 7 mai 2023, à Troyes. Ces annulations ont été confortées et accompagnées par la préfecture de l’Aube. Sans qu’il n’y ait un seul arrêté à ce propos, celle-ci a bloqué ces supporters à un péage et en a empêché d’autres d’accéder au stade. Le parcage « visiteurs » était pourtant à moitié vide et aucun comportement violent n’avait été signalé, comme le rappelle maître Cyril Dubois, l’avocat du CUP. À la suite d’une nouvelle réunion avec la direction du club, le CUP a pris la décision, rare, d’une « cessation totale » de ses activités devant une situation jugée « gravissime », rappelant dans un communiqué qu’il n’entend pas transiger sur les libertés des supporters.

La séquence mérite que l’on s’y attarde. En somme, une société commerciale, dont l’actionnaire est un fonds souverain étranger, a agi aux marges de la légalité pour annuler des billets de supporters. Dans la foulée, un sous-préfet a été mobilisé, ainsi que d’importants effectifs de forces de l’ordre, pour bloquer le déplacement de citoyens et leur interdire de rentrer dans le stade. Maître Pierre Barthélemy, l’avocat de l’ANS (Association nationale des supporters, qui rassemble des associations de supporters en France), a indiqué sur Twitter que « L’État prive des citoyens de leurs libertés fondamentales parce qu’une société commerciale n’accepte pas que l’échec de ses dirigeants soit publiquement critiqué ». Tout cela confirme l’impression que la direction cherche à étouffer de manière maladroite – voire autoritaire pour certains – toute contestation dans sa gestion du club.

La décision du CUP est un acte fort. Elle émane de supporters indéfectibles acculés à prendre la décision la plus dure, la plus déchirante qui soit, celle de ne plus mettre les pieds dans un stade pour encourager leur équipe. Elle témoigne de la crise que traverse le PSG. Évidemment, celle-ci se nourrit des résultats sportifs décevants du club. Mais elle va au-delà, elle est plus profonde. Elle met en cause la gouvernance du club, la dégradation de la relation direction-supporters, la place trop importante donnée au marketing, au star-system, à Ticketplace – la plateforme de revente qui par sa spéculation et ses tarifs exorbitants pénalise les supporters les plus modestes –, ou encore l’avenir incertain de l’équipe au Parc des princes.

Ticketplace est une plateforme officielle et sécurisée, un marché secondaire qui facilité la revente de billets pour les supporters occasionnels ou plus généralement ceux qui n’ont pas la chance de disposer d’un abonnement annuel ou d’un ticket de première main. Sur le papier, Ticketplace contribue à réduire le marché noir des places aux abords du Parc et les faux billets et permet aux abonnés de ne pas perdre les places quand ils ne peuvent pas venir au stade et au club de s’assurer des tribunes toujours pleines. Néanmoins, sans encadrement tarifaire, les prix des places s’envoient. Et les frais supplémentaires sont conséquents : le PSG prend une ainsi une commission entre 10% et 12%20Ce système peut en outre poser des problèmes de sécurité en profitant à des supporters adverses qui se retrouvent dans ce cas hors du parcage.. Certains abonnés ont même fait de la revente un business : « sur cette saison 2022/23, Max a vendu pour 2 810 euros de places, il a fait 2 180 euros de bénéfice », rapporte ainsi France Bleu21Bruno Salomon, « “Cette saison, j’ai gagné 2180€” : le juteux business de certains abonnés du PSG via la plateforme Ticketplace », France Bleu.fr, 29 mai 2023.. Pour éviter cette dérive spéculative, conserver une tribune populaire avec des supporters et pas des touristes, le CUP a demandé de longue date d’interdire la revente pour favoriser le don ou l’échange.

À la suite d’une nouvelle réunion avec la direction, le collectif a obtenu le retour du maillot Hechter dès la saison 2024/25 et sa pérennisation est en bonne voie, selon le communiqué du collectif du 17 mai 2023. Par ailleurs, des améliorations seront apportées à la plateforme Ticketplace afin qu’elle garantisse à Auteuil une tribune populaire et accessible aux fans parisiens. Fort de ces avancées, le CUP a décidé de reprendre ses activités. Une preuve supplémentaire que la discussion et l’échange avec les supporters sont toujours à privilégier. 

La bécane Bauer

Ces tensions observées au PSG sont concomitantes des travaux engagés depuis plusieurs mois pour rénover le stade d’un autre club de la région parisienne, le Red Star, et son enceinte mythique de Bauer22Richard Bouigue, Laurent-David Samama, Le Stade Bauer hier, aujourd’hui et demain : une enceinte sportive et politique, Fondation Jean-Jaurès, 18 décembre 2019.. En 2016, le stade devait tout simplement être rasé, ce qui avait provoqué l’opposition des habitants mais aussi des supporters regroupés au sein du collectif Red Star Bauer, dont l’un des objectifs était précisément de « défendre le maintien du Red Star FC au stade Bauer, notamment par la promotion d’un projet de rénovation du stade Bauer ».

En 2020, sous l’impulsion de Karim Bouamrane, le nouveau maire socialiste de Saint-Ouen-sur-Seine, la municipalité a lancé une concertation. Celle-ci a permis de sonder la population, de recueillir des suggestions. Le projet qui en a découlé a permis de maintenir le Red Star à Bauer. Ce premier pas était conforté dès le conseil municipal du 8 février 2021, la ville de Saint-Ouen officialisant, pour « au minimum 99 ans », le nom du stade Bauer.

Alors que les relations entre les supporters et le président du club se sont dégradées, le maire de la ville a souhaité que le contenu du projet soit co-construit avec le collectif Red Star Bauer, qui assiste la maîtrise d’ouvrage du chantier. Il obtient ainsi plusieurs avancées, dont l’élargissement à 2 000 places de la tribune nord, initialement prévue pour n’en accueillir que 1 200.

La rénovation du stade, rendue nécessaire par la mise aux normes de la Ligue 2 et de la Ligue 1, s’élève à 250 millions d’euros. Le stade, qui pourra accueillir à terme jusqu’à 9 700 personnes, verra l’installation de toitures végétalisées, d’une nouvelle pelouse hybride, d’une Bauer Box. On est en somme passé d’un équipement public privatisé par le club à un équipement privé ouvert à l’usage de différents publics.

Mais surtout, Bauer résulte d’un consensus unanime entre les acteurs impliqués dans le projet. Une belle mécanique dans laquelle les supporters ont été invités à donner leur avis sur tout le projet, n’étant pas cantonnés aux tribunes. C’est assez rare pour le signaler. 

Le Mans, du MMArena à Marie Marvingt

Le 10 avril dernier, Hervé Renard, le nouveau sélectionneur de l’équipe de France féminine, était en conférence de presse. Avant de défier le Canada, champion olympique en titre, il a eu cette phrase passée trop inaperçue : « J’ai entendu qu’il y aurait 12 000 à 15 000 personnes dans un stade qui en fait plus de 20 000, je ne suis pas satisfait, on n’a pas réussi notre progression. Il faudrait que les gens viennent un peu plus nombreux, on a besoin d’eux. » Un peu plus tard, il ajouta : « Ces stades, c’est important de les remplir au maximum. Je lance un appel, si des gens ne font rien demain soir, ce serait bien qu’ils viennent au stade ».

Ces mots n’ont pas pu tomber dans le vide dans la ville qui a connu le premier stade de France à avoir fait appel au naming avec l’assureur MMA lors de son ouverture en 2011 et qui devient, ensuite, la première collectivité à donner le nom d’une femme à une enceinte sportive de plus de 20 000 places. Ce choix s’inscrit bien évidemment dans la montée en puissance du sport féminin en France (Tour de France, Euro de foot, rugby, athlétisme…) et dans la ville, avec les bons résultats de l’équipe féminine du Mans FC qui monte l’année prochaine en Ligue 2. Mais il doit surtout permettre de tourner la page du MMArena, ce projet ambitieux, démesuré sous certains aspects, qui aura tout de même permis la construction d’un équipement remarquable mais sans jamais accueillir de championnat du plus haut niveau. 

La non-reconduction au 1er juin 2022 du contrat de naming n’est pas une surprise. Elle signe un échec sportif et financier. Le stade de 25 000 places a coûté 102 millions d’euros financés à hauteur de 50 millions par les collectivités locales (32 millions pour la ville, 9 millions pour le département et 9 millions pour la région). Vinci a financé le reste en échange d’une concession de trente-trois ans et le versement d’un montant de 1,3 million d’euros par an par la ville. Présenté comme un modèle des nouveaux contrats dits PPP (« partenariat public-privé »), ce montage financier avait été conclu alors que Le Mans Union Club 72 évoluait en Ligue 1 et que l’avenir du club se présentait sous de bons auspices.

Mais dix ans plus tard, les résultats sportifs, et donc financiers, ne sont pas au rendez-vous. Le 3 mars et le 20 mars dernier, les supporters ont d’ailleurs manifesté leur mécontentement face aux résultats de leur équipe, traduisant une impatience de retrouver un niveau qu’elle a quitté depuis trop longtemps. Le Mans FC évolue actuellement en National et le stade n’a jamais connu la Ligue 1 et seulement deux saisons et demie en Ligue 2 en dix ans. En 2013, Le Mans FC a même été liquidé et rétrogradé en division d’honneur (6e division) en raison d’une dette de plus de 14 millions d’euros. Désormais, la contribution de la ville s’élève à 4,1 millions d’euros par an, le fameux contrat public-privé lui imposant de compenser les pertes en cas d’absence de club de Ligue 123« MMArena, MMA se retire », Sponsoring.fr, 6 janvier 2022, ..

Pour lui donner un nouvel élan (au sens propre comme au figuré), les élus de la municipalité et de la métropole ont choisi d’attribuer au stade le nom de Marie Marvingt, une sportive, alpiniste, infirmière, journaliste et une pionnière de l’aviation qui a traversé la Manche en 1909, la même année que Blériot. Marie Marvingt est la seule femme à avoir couru le Tour de France. Elle mérite de sortir de l’anonymat ,comme l’explique Stéphane Le Foll, le maire du Mans. On pourra toutefois regretter que ce nom n’ait pas fait l’objet d’une concertation avec les habitants, qui participent pourtant à son financement, ni avec les bénévoles et les supporters, ceux du virage sud en particulier, qui font vivre ce stade, contre vents et marées. Alors que l’on consulte de plus en plus la population sur des projets d’aménagements, il n’est plus tenable de ne pas proposer la même démarche aux supporters dans le cadre du devenir de « leur » stade. Si les résultats sportifs sont importants, c’est aussi en associant mieux l’ensemble des acteurs que le nom de Marie Marvingt pourra devenir le motif de fierté de leur stade que les Manceaux attendent toujours.

Les grilles de la discorde

Le 29 avril 2023, la finale de la coupe de France au Stade de France oppose Toulouse FC au FC Nantes. Pour assurer la sécurité de l’événement, la préfecture de police de Paris a mis en place des grilles dans les virages du Stade de France. Une décision motivée « par le risque d’envahissement du terrain », selon le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, interrogé sur BFMTV24 « Coupe de France : le préfet de police de Paris justifie l’emploi des grilles avec les piques, rmcsport.bfmtv.fr, 29 avril 2023.. Il a également assuré que les grilles installées en contrebas des tribunes « se baissaient » en cas de mouvement de foule.

Il y a d’abord l’image que renvoie ce dispositif. Mettre des supporters derrière des grilles, c’est encore ne pas comprendre ce qui les motive. Ils viennent participer à un moment festif, encourager leur équipe, défendre leurs couleurs, faire le plus beau tifo de l’année. Et pour la poignée qui pourraient déraper, on sanctionne toute une tribune. Comme d’habitude. L’approche prioritairement sécuritaire des rencontres sportives doit évoluer, nous l’avions déjà mentionné à l’occasion de la soirée cauchemardesque du 28 mai dernier, déjà au Stade de France25Richard Bouigue, Améliorer l’accueil dans les grands événements sportifs : l’exemple de la finale de La Ligue des champions du 28 mai 2022, Fondation Jean-Jaurès, 21 juillet 2022..

Il y a ensuite le souvenir de ce dispositif, largement utilisé dans les années 1980, et qui a participé à deux catastrophes marquant à jamais l’histoire du football, dans le stade du Heysel en 1985 avec un bilan de 39 morts et 400 blessés, et celui d’Hillsborough en 1989, qui a coûté la vie de 97 supporters. Depuis, l’usage des grilles a progressivement disparu des stades26Elles avaient fait leur dernière apparition en France, en 2016, lors d’un match opposant le Paris Saint-Germain à l’Olympique de Marseille.. On comprend la réaction de l’ANS qui a tweeté : « S’il y a des incidents graves, la préfecture et la FFF devront assumer ».

Il y a enfin un match qualifié « à risque », comme l’a rappelé le préfet de police de Paris en pointant le « risque de troubles ». Comment en est-on arrivé là ? Sur quels éléments peut-on ainsi décréter que ce match est à risque ? Pour être plus précis, si les préfectures concernées ont leur mot à dire, nous venons de le voir, une partie de la responsabilité revient également à la Division nationale de lutte contre l’hooliganisme (DNLH) dont les missions ne peuvent plus être les mêmes qu’au moment de sa création. On l’attend aujourd’hui davantage sur la préparation des rencontres, d’autant qu’elle dispose de l’ensemble des remontées d’informations du terrain policier. Mais celles-ci sont-elles toujours partagées avec les parties prenantes d’une rencontre ? Pas certain. Et c’est probablement un point à faire évoluer.

C’est le moment d’évoquer une nouvelle fois le rôle utile que pourrait jouer l’Instance nationale du supportérisme (INS) dans pareil cas. Créée à l’occasion de la loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre l’hooliganisme, elle rassemble autour de la ministre des Sports les différents acteurs concernés par la question du supportérisme (groupes de supporters comme l’ANS, pouvoirs publics, DNLH, instances sportives, clubs, consultants divers comme des sociologues ou des juristes, etc.) et permet d’échanger sur de nombreux sujets de discorde, de manière à favoriser le dialogue entre ces parties. On lui doit la mise en place de plusieurs expérimentations comme les tribunes debout, le « policier référent » (chargé d’accompagner les supporters lors des déplacements et de maintenir le dialogue avec les autorités), l’encadrement des pyrotechnies… L’INS gagnerait à être associée systématiquement en amont de ces rencontres.

Conclusion

Ces quatre épisodes mettent en lumière quatre manières de concevoir le rôle et la place des supporters dans un stade et dans un club.

Ils insistent en filigrane sur le nécessaire dialogue entre les acteurs concernés. Il ne suffit pas en effet d’invoquer « le 12e homme » un soir de grand match ou d’appeler à « l’Union sacrée » une fois au bord du gouffre. La relation doit se construire dans l’échange, dans le temps long qui est celui de la confiance, pour mieux anticiper et préparer les rencontres, les déplacements, en impliquant les supporters, la direction des clubs, les membres de la Ligue et les autorités en général.

À l’heure où des dirigeants sont pris dans des logiques strictement marchandes et financières au point d’inventer des compétitions sans supporters, de privilégier des stades aseptisés inscrits dans les programmes des tour operators, il est temps de réfléchir à la manière d’inscrire les clubs comme des biens communs qui échappent à la marchandisation du football. Une belle réflexion à un an des élections européennes.   

  • 1
    Mickaël Correia, Une Histoire populaire du football, Paris, La Découverte, 2018.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    « Au début du XIXe siècle, les autorités de Londres décident d’encadrer les loisirs populaires, notamment le « mob football » ou « folk football », c’est-à-dire le football de masse. Très prisé, ce jeu oppose alors deux villes – ou deux villages voisins – et prend fin lorsque l’une des parties parvient à amener une boule, faite d’une vessie de porc – plus tard en cuir – dans l’en-but adverse, situé à chaque extrémité de la ville. Née au Moyen Âge, cette partie se déroule avec un nombre illimité de joueurs, s’achève souvent dans une pagaille générale et provoque de gros désordres publics. C’est pourquoi, par le Highway Act de 1835, le Parlement décide d’encadrer les jeux de balle, d’interdire leur pratique sur la voie publique et de ne l’autoriser désormais que sur des terrains clos et dédiés à cet effet » dans Richard Bouigue, Le Boxing Day, entre tradition, institution et industrie du divertissement, Fondation Jean-Jaurès, 13 janvier 2021.
  • 4
    « Le derby historique qui le 26 décembre 1860 oppose Sheffield au Hallam FC se dispute selon les « Sheffield rules » – à 16 contre 16, avec le droit de pousser l’adversaire, sans hors-jeu (et sans la VAR !), au célèbre Sandygate Road, construit en 1804, à Crosspool, dans la banlieue de Sheffield. Le terrain, ce jour-là, présente des dimensions approximatives et sa topographie fait davantage penser à un champ de patates qu’à un académique gazon anglais », ibid.
  • 5
    Mickaël Correia, op. cit.
  • 6
    Martin Johnes, « Le football du Boxing Day est comme Noël, il ne disparaîtra jamais », Le Matin, 24 décembre 2015.
  • 7
    Thierry Terret, « L’évolution du sport et sa place dans la société », Millenaire3.com, 30 novembre 2004.
  • 8
    Bastien Drut, Économie du football professionnel, Paris, La Découverte, 2016.
  • 9
    Ludovic Lestrelin, Sociologie des supporters, Paris, La Découverte, 2022.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Patrick Mignon, « Supporters et hooligans en Grande-Bretagne depuis 1871 », Persée, 1990.
  • 12
    Ian Taylor, Sport, chapitre 17, « « Football Mad »: a speculative sociology of football hooliganism », Toronto, University of Toronto Press, 1972.
  • 13
    Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
  • 14
    Mickaël Correia, op. cit.
  • 15
    Richard Bouigue, Pierre Rondeau, Le peuple des loges. Quand les classes populaires se font chasser des stades de foot, Fondation Jean-Jaurès, 8 mai 2018.
  • 16
    Cette mesure, mise en place en 2010 par l’ancien président du Paris Saint-Germain, Robin Leproux, visait à annihiler la violence à l’intérieur du Parc des princes à travers une dissolution complète de certains clubs de supporters et l’interdiction de stades de plusieurs personnes ciblées, notamment les ultras les plus vindicatifs.
  • 17
    Cette opposition n’est pas nouvelle dans l’histoire du club de la capitale. Canal+, propriétaire, s’était déjà attirée les foudres des supporters et des ultras quand elle avait imposé un maillot sans référence à celui, « historique », de Daniel Hechter et un logo en trois lettres, sans la tour Eiffel, le berceau et la fleur de lys.
  • 18
    Philippe Broussard, Génération Supporter, Paris, So Press, 1990.
  • 19
    Philippe Broussard, « PSG : les ultras du club annoncent qu’ils ne se rendront plus au stade “jusqu’à nouvel ordre” », Le Monde, 10 mai 2023.
  • 20
    Ce système peut en outre poser des problèmes de sécurité en profitant à des supporters adverses qui se retrouvent dans ce cas hors du parcage.
  • 21
    Bruno Salomon, « “Cette saison, j’ai gagné 2180€” : le juteux business de certains abonnés du PSG via la plateforme Ticketplace », France Bleu.fr, 29 mai 2023.
  • 22
    Richard Bouigue, Laurent-David Samama, Le Stade Bauer hier, aujourd’hui et demain : une enceinte sportive et politique, Fondation Jean-Jaurès, 18 décembre 2019.
  • 23
    « MMArena, MMA se retire », Sponsoring.fr, 6 janvier 2022, .
  • 24
     « Coupe de France : le préfet de police de Paris justifie l’emploi des grilles avec les piques, rmcsport.bfmtv.fr, 29 avril 2023.
  • 25
    Richard Bouigue, Améliorer l’accueil dans les grands événements sportifs : l’exemple de la finale de La Ligue des champions du 28 mai 2022, Fondation Jean-Jaurès, 21 juillet 2022.
  • 26
    Elles avaient fait leur dernière apparition en France, en 2016, lors d’un match opposant le Paris Saint-Germain à l’Olympique de Marseille.

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