Quels moyens concrets pour faire vivre la fraternité dans nos communes ? À partir de son expérience d’ancienne maire de Pibrac, Camille Pouponneau plaide pour une politique locale centrée sur deux principes clés : relire l’histoire des territoires pour renouer avec leurs racines et relier les habitants, entre eux et à leur environnement. Elle invite à réhabiliter le rôle du maire comme artisan du vivre-ensemble en lui donnant les moyens d’agir efficacement face aux défis actuels, dans cette contribution qui s’inscrit dans une série de réactions au rapport Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux maires leur pouvoir de fraternité.
Je n’oublierai aucune des personnes avec qui j’ai passé les premières heures qui ont suivi l’annonce du décès de leur proche. Cette Pibracaise que j’ai réveillée de son sommeil, alors qu’elle se reposait après son travail de nuit, pour lui dire que son compagnon avait fait un arrêt cardiaque sur le parking du supermarché. Cette femme, qui rentrait du travail et dont les enfants étaient dans leur chambre à l’étage, qui venait de perdre son mari, percuté par le train. Cette maman dont l’unique fils avait été tué par balles, en pleine nuit, sur le parking de l’école, par erreur.
De par ses fonctions d’officier d’état civil, un maire entre dans l’intimité de ses concitoyens. Les naissances, les mariages, les divorces, les décès sont autant de moments importants de la vie d’une famille auxquels le maire participe. Pour les habitants, le maire n’est pas une personnalité à la une des journaux, il est celui ou celle qui a célébré leur union, celui ou celle qui était présent lors des obsèques d’un parent, celui ou celle qui les a aidés au moment d’un divorce douloureux.
Il se noue entre le maire et ses habitants une relation affective. Une relation fraternelle. Car parmi les trois valeurs républicaines, la fraternité, consacrée plus tardivement, est la seule qui dispose d’une dimension affective. À travers la fraternité, notre République reconnaît les valeurs de solidarité, de vivre-ensemble, de tolérance et de respect de l’autre. Mais c’est aussi une valeur qui fait appel à la relation humaine liée au sentiment d’appartenance à la même espèce : l’humanité. À l’origine, la fraternité était le lien entre frère et sœur (du latin fraternitas). Puis elle est devenue un lien de camaraderie, de personnes issues de familles différentes, pour aboutir à ce lien de solidarité et d’amitié entre des êtres humains, entre les membres d’une société.
Le maire est le premier à insuffler l’esprit de fraternité
Seul l’échelon de proximité peut permettre de développer des liens de solidarité et d’amitié entre des êtres humains pourtant si pluriels. Chacun, dans nos parcours, si différents, mais si semblables, nous pouvons démontrer que même si beaucoup d’éléments nous déterminent, nous ne sommes pas assignés. Que par les migrations et l’exogamie nous avons réussi à faire se croiser des mondes. Mélanger. Dévier. Contredire. Nuancer. Le rôle du maire n’est que celui-là : réussir à faire vivre ensemble des personnes qui n’auraient jamais été l’une vers l’autre et qui finissent par se comprendre. Tout démontre que les algorithmes des réseaux sociaux nourrissent la pensée unique et rendent de plus en plus difficile la tolérance à la différence. Comme le démontre l’étude d’Antoine Bristielle1Antoine Bristielle, Qui fait l’opinion ?, Paris, Fayard, novembre 2024., la polarisation affective, c’est-à-dire le degré d’animosité ressenti par rapport à un groupe politique ou social adverse, est en nette augmentation. Il arrive que les réseaux sociaux, pour maximiser l’engagement des usagers, leur présentent des contenus à l’extrême inverse de leur pensée afin de générer des réactions négatives. Chaque jour, les maires observent ce durcissement des opinions et une difficulté croissante pour les citoyens, constitués en différents blocs, d’échanger entre eux. Pourtant, le maire, grâce aux différentes méthodes participatives qu’il déploie, est garant du dialogue et du compromis. Dans sa commune, le maire pourrait consacrer l’intégralité de son temps à cela : faire des ponts, tendre des mains, déminer, réparer. C’est pour cette raison que, contrairement à de nombreux observateurs de la vie politique, je ne suis pas favorable au regroupement des communes. Il se joue au niveau local, à travers le maire et son équipe, une capacité à ouvrir le dialogue et à impulser une cohésion qui ne peut être efficace qu’à petite échelle. Pour faire vivre la fraternité, le maire doit servir deux ambitions : relire et relier.
Relire tout d’abord l’histoire de chacune de nos communes
Pour bâtir nos villes de demain, il faut comprendre ce qui en a fait leur gloire, leur réussite, leur grandeur. De cette petite histoire demeurent un état d’esprit et des coutumes, qui constituent de bonnes fondations pour créer la maison commune. Nous avons tous besoin d’être enracinés. Comme le développe la philosophe Simone Weil, chaque individu a besoin de différentes sources d’enracinement : dans une communauté, un lieu, une culture et des traditions. Cet enracinement est vital pour se sentir épanoui2Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949.. D’autres ont théorisé la notion de patriotisme municipal. À travers les siècles, on retrouve l’amor patriae, un sentiment naturel chez les individus envers la terre de leurs ancêtres ou encore, comme le disait Friedländer, un désir de paraître, de dignité et de splendeur qui dominait les communes comme ses habitants.
Or, à l’échelle de l’humanité tout entière, force est de constater que, le siècle dernier, les individus ont profondément été amenés à bouger en peu de temps : migrations économiques, politiques, exode rural… Rares sont ceux qui habitent encore dans la même commune que leurs ancêtres. Dès lors, ces déplacements importants de populations rendent de moins en moins naturel cet attachement à une communauté, à un lieu, à une culture et des traditions. Ne trahissons pas mes propos : je n’affirme pas ici que les migrations sont une mauvaise chose. Ni qu’elles rendraient impossible un enracinement. Je rappelle simplement ce besoin vital pour tout être humain alors même qu’il est rendu plus complexe à assouvir dans nos sociétés contemporaines. Cela nous appelle justement à être acteurs pour faire communauté. Il m’arrivait souvent de partager avec mes habitants un bout de l’histoire locale. Car cette histoire locale n’était pas, pour la plupart d’entre nous, notre histoire personnelle, mais elle était pourtant devenue notre histoire commune. Lors de mes discours pour les différents événements ou commémorations, je me faisais un point d’honneur à illustrer la grande histoire par la petite histoire communale : évoquer des résistants locaux, la jeune fille de notre commune déportée, les différentes fonctions qu’ont eus les bâtiments communaux, etc. En nourrissant notre identité commune, l’histoire locale dont nous étions les héritiers, j’essayais de rendre chaque jour plus familier et attachant l’environnement dans lequel nous vivions, pour certains, depuis peu. J’aimais aussi particulièrement relire l’histoire locale pour la mettre au goût du jour. À Pibrac, par exemple, nous avons une jeune bergère, Germaine, qui a été canonisée en 1867. Martyrisée par sa marâtre, elle donnait aux pauvres le peu de pain qu’elle avait. De cette canonisation ont découlé la construction d’une basilique, la création d’un pèlerinage, qui rivalisa un temps avec celui de Lourdes, et l’accueil toute l’année de nombreux fidèles. Dans la commune, il y a près de deux siècles, s’est alors développé un nombre anormalement élevé de cafés, d’hôtels, etc. Et des pèlerins passaient chaque jour, ils étaient modestement accueillis. Aujourd’hui, Pibrac, située à 15 kilomètres de Toulouse, est devenue comme toutes les communes métropolitaines, une commune aux citoyens de nationalités, de religions et d’idéologies bien diverses, et c’est heureux. Cela ne m’empêche pas d’être persuadée que notre histoire locale, intimement liée à notre petite bergère, a fait de nous une commune d’accueil, de solidarité, de tolérance, une commune fraternelle en somme. Ces valeurs, qui ont été transmises de décennie en décennie, sont finalement extrêmement modernes et peuvent se déployer aujourd’hui de toutes autres manières dans une vie démocratique sécularisée. Reprenons Simone Weil : « un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Que je complète avec les propos du sociologue Bruno Karsenti : « c’est dans la façon dont des individus – appartenant souvent à des groupes différents, qui composent toute société – s’occupent de problèmes qu’ils reconnaissent comme leur étant communs que se forge leur identité commune ». C’est bien notre volonté de célébrer et de délibérer ensemble qui participe à faire société. « Chacun a un rôle à jouer. Même modeste. Contribuer, c’est appartenir à la Nation. Il n’y a plus d’homme providentiel : nous sommes tous des hommes et des femmes providentiels de proximité !3Olivia Fortin, Guillaume Hermitte et Tarik Ghezali, Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux Maires leur pouvoir de fraternité, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2024. ». C’est pour cette raison que j’ai lancé en début d’année 2024 tout un programme nommé Pibrac fraternelle. Ce projet visait à accueillir une exposition sur les chemins de fraternité dans notre région et à organiser plusieurs conférences, dont une sur comment rendre plus fraternels nos territoires périurbains souvent considérés comme dortoirs. Il prévoyait également des portraits photographiques d’habitants qui définissent la fraternité et leur manière de l’appliquer dans leur quotidien. Nous sommes tous des hommes et des femmes providentiels de proximité.
Faire vivre la fraternité, c’est ensuite relier.
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Abonnez-vousLe rôle du maire doit être de relier l’Homme à la nature et de relier les hommes et les femmes entre eux
Notre environnement naturel est profondément menacé. Durant des décennies, les maires ont tenté de multiplier les terrains constructibles et de les bâtir. Demain, c’est de disposer de terrains naturels qui sera précieux. Nous devrons, de plus en plus, trouver des compensations demandées par les lois relatives aux espèces protégées, tout comme nous devrons de plus en plus préserver les espaces agricoles et naturels pour lutter contre le dérèglement climatique. La nature sera au centre des besoins locaux. Plutôt que de la dresser ou de l’apprivoiser, les élus devront s’adapter aux lois naturelles. Le maire veillera à préserver, à renouveler, en faisant beaucoup de pédagogie pour accompagner ces transitions auprès de la population. Car les questions écologiques sont devenues particulièrement absentes du débat politique et un Français sur quatre considère que le changement climatique est « en dehors de leur contrôle » et qu’il est « déjà trop tard » pour le changer4Antoine Bristielle, Comment remettre l’écologie sur le devant de la scène ?, Fondation Jean-Jaurès, Project Tempo, octobre 2024.. Ils sont également près de quatre sur dix à affirmer qu’on demande trop de sacrifices à la France pour lutter contre le changement climatique5Ipsos France, étude annuelle « Earth Day », avril 2024.. Pour faire de la pédagogie, le maire doit disposer d’outils. L’un des projets phares de mon mandat fut de développer une ferme maraîchage pédagogique sur des terres communales. Ce projet permet de répondre, notamment, à trois objectifs : préserver les terres agricoles sur la commune, transformer des exploitations céréalières en maraîchage pour rapprocher les producteurs des consommateurs et offrir un lieu d’éducation au bien-manger. Comme nous avons appris à l’école à écrire ou à compter, demain nous devons apprendre à nous alimenter, selon la saison, selon les qualités nutritives, en étant attentifs aux modes de production. Avec ce travail pédagogique dès le plus jeune âge, le projet de notre équipe était de relier les jeunes générations à la nature : mieux la connaître, c’est mieux la respecter.
Si le rôle du maire est de relier les hommes et les femmes à la nature, il doit aussi relier les hommes et les femmes entre eux : par la transmission, par le dialogue, mais aussi par les mobilités.
Transmettre, c’est donner aux jeunes générations les moyens de s’émanciper grâce à la connaissance, grâce à la culture, grâce à de nombreuses activités intergénérationnelles. C’est ainsi qu’avec mon équipe nous avons porté des projets permettant de financer des permis de conduire en échange de temps accordé à la collectivité. Nous avons aussi élargi l’offre culturelle dans notre théâtre pour qu’il puisse être fréquenté par les scolaires et les familles grâce à une programmation adaptée. Nous y avons par exemple accueilli un projet de pièce de théâtre sur le harcèlement scolaire jouée par les lycéens devant leurs camarades, mais aussi devant des collégiens. Nous avons également développé des lieux adaptés afin d’accueillir les familles de jeunes enfants, où mamans précaires, souvent solo, parfois sous dépendance, se retrouvent avec mères aisées en congé parental. De leurs peurs communes nées de la maternité, elles apprennent à dépasser les apparences, à se donner les bons tuyaux, à s’entraider, en sororité. Je pourrais aussi vous parler de ces classes inclusives que nous avons créées afin d’accueillir des élèves en situation de handicap dans notre nouvelle école sortie de terre. De notre Maison des citoyens où de jeunes retraités proposent à des adolescents de créer du beau avec leurs mains, à des étrangers d’apprendre le français.
Transmettre ses solutions, ses compétences, ses connaissances, c’est créer du lien
Au-delà de la transmission, relier les hommes et les femmes entre eux, c’est aussi rétablir le dialogue. Car la vraie modernité, ce n’est pas la capacité de communiquer qui est partagée par d’autres espèces, ni l’aptitude à raisonner que possèdent certaines machines. La vraie modernité, c’est de mobiliser la seule spécificité des êtres humains : leur faculté de raisonner en communiquant, autrement dit de dialoguer. La vraie modernité, c’est d’échanger avec vos concitoyens, de partager des idées, des opinions, d’être d’accord ou pas d’accord, mais de trouver un consensus. C’est ainsi que mon équipe et moi-même avons trouvé des solutions d’équilibre pour des grands projets d’aménagement urbain grâce à plusieurs cycles de réunion de concertation. Ou que tout projet immobilier qui contenait plus de trois logements donnait lieu à une amélioration de l’esquisse pour répondre aux suggestions des proches riverains et à la charte d’urbanisme que nous avons co-construite avec la population. C’est aussi dans cette obsession du dialogue que nous avons organisé une grande réunion publique sur les finances de la ville avant de délibérer sur l’augmentation des impôts. Car je reste persuadée qu’une grande partie de nos problèmes en France pourrait se résoudre si les citoyens retrouvaient leur consentement à l’impôt. Comme le maire doit obligatoirement présenter au Conseil municipal un rapport d’orientations budgétaires, pourquoi ne pas envisager, dans le cycle budgétaire, une réunion citoyenne obligatoire sur le sujet ? Quoi qu’il en soit, c’est par l’échange qu’il crée dans chacune de ses politiques locales que le maire participe à rétablir le dialogue et à relier les hommes et les femmes entre eux. Et pour les relier, les élus doivent aussi veiller à mener des politiques publiques ambitieuses en matière de transports. Car c’est bien l’assignement géographique qui est souvent à la base de tout repli sur soi. Plus les hommes et les femmes voyagent, plus ils découvrent d’autres cadres de vie, d’autres cultures, plus ils sont tolérants. Et il n’y a pas besoin de voyager à l’autre bout du monde pour rencontrer l’Autre, différent. Cela commence souvent de l’autre côté du périphérique. Par leurs politiques de transports en commun, les élus locaux doivent désenclaver les territoires pour que des ponts se créent de nouveau : entre centre et périphérie, entre quartiers populaires et banlieues pavillonnaires, entre ville et campagne.
Relire et relier, voici un beau programme pour faire vivre la fraternité. Reste que tout cela sera possible seulement si l’État redonne aux maires leur pouvoir d’agir.
En octobre 2024, la dégradation de ma santé mentale, entraînant une dégradation progressive de ma santé physique, a considérablement affecté ma capacité à assurer mes fonctions de maire avec le recul et l’énergie nécessaires. Arrivée au bout de ce que je pouvais endurer, j’ai démissionné de mon mandat. Si les raisons sont nombreuses, un mot pourrait les résumer : l’impuissance. Une étude récente, qui fera date, revient sur ce sujet6Olivier Torres, Mathieu Le Moal, « Du risque de burn-out au bien-être des maires français : sortir de l’ignorance », Observatoire Amarok, Université de Montpellier, 2024.. Parmi leurs conclusions, les chercheurs Olivier Torres et Mathieu Le Moal affirment : « le risque de burn-out des maires est un mélange curieux entre le syndrome frénétique et celui d’empêchement. Les maires français sont à la fois très investis, mais très empêchés (sentiment d’impuissance). Ils souffrent d’une forme de syndrome d’épuisement de frustration ».
Dans nos communes, pour retrouver le chemin de la fraternité, pour relire et relier, redonnons aux maires de la capacité à être impactants, qu’ils retrouvent du sens et de la puissance.
- 1Antoine Bristielle, Qui fait l’opinion ?, Paris, Fayard, novembre 2024.
- 2Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949.
- 3Olivia Fortin, Guillaume Hermitte et Tarik Ghezali, Fraternité nationale : penser une politique nationale pour rendre aux Maires leur pouvoir de fraternité, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2024.
- 4Antoine Bristielle, Comment remettre l’écologie sur le devant de la scène ?, Fondation Jean-Jaurès, Project Tempo, octobre 2024.
- 5Ipsos France, étude annuelle « Earth Day », avril 2024.
- 6Olivier Torres, Mathieu Le Moal, « Du risque de burn-out au bien-être des maires français : sortir de l’ignorance », Observatoire Amarok, Université de Montpellier, 2024.