L’extrême droite au sein des Parlements européens : en Allemagne, l’AfD entre présence parlementaire et contre-attaques démocratiques

Comment les forces démocratiques en Allemagne réagissent-ils à la présence de l’AfD au sein du Bundestag et des parlements régionaux ? Wolfgang Schroeder, professeur de sciences politique à l’Université de Kassel et ancien secrétaire d’État au ministère du travail (2009-2014), livre son analyse de la situation outre-Rhin, dans le cadre d’un travail comparatif avec l’Autriche, la France, l’Espagne et la Suède que la Fondation mène avec la Fondation Friedrich-Ebert sur les conséquences de la présence d’élus d’extrême droite au sein de parlements nationaux et régionaux.

AfD : identité politique et degré d’extrémisme

L’Alternative pour l’Allemagne (AfD – Alternative für Deutschland) évolue dans un contexte politique dans lequel les intérêts, les conflits sociaux, les comportements protestataires et les partis politiques allemands se réorganisent depuis quelques années. Le monde de la recherche identifie l’AfD comme un pôle d’attraction des perdants et des perdantes de la globalisation ou comme l’expression d’une nouvelle ligne de fracture sociale qui trouverait son origine dans une opposition profonde entre le cosmopolitisme et le communautarisme. L’attraction que ce parti exerce parmi certains électeurs s’explique de deux manières : tout d’abord, l’adhésion au parti serait avant tout la manifestation d’une inquiétude généralisée, alimentée par l’amalgame diffus des conséquences négatives de la mondialisation à la fois économique et technologique et de la peur des étrangers. À ces peurs répondraient une nouvelle forme de politique, fondée sur l’émotion, et une posture d’opposition radicale. Ensuite, l’AfD se servirait de cette approche pour diffuser l’idée problématique d’un repli sur les intérêts de la population allemande. L’Union européenne (UE) est alors présentée comme une aberration, à laquelle l’AfD oppose sa conception du nationalisme et de la puissance protectrice de l’État.

L’AfD, parti eurosceptique, a vu le jour le 14 avril 2013. Par une démarche eurosceptique, le parti a tenté de combler un vide thématique et trouve son inspiration dans les diverses formations qui l’ont précédé au début des années 1990. Dès sa création, pourtant, certains de ses membres facilitèrent l’union du parti à des forces de droite et d’extrême droite, notamment autour des thèmes de l’immigration et d’une conception révisionniste de l’histoire allemande. Avant même la crise migratoire de 2015, la question de la future ligne du parti faisait déjà l’objet d’une bataille interne acharnée. En mars 2015, la « déclaration d’Erfurt », publiée sous l’impulsion de Björn Höcke, constitua un événement majeur. Pour la première fois, les projecteurs étaient tournés vers l’aile droite, ce qui lui permit d’exposer en public ses revendications au sein de l’AfD. Le but était d’établir l’AfD comme une force de résistance à l’immobilisme afin d’éviter qu’elle ne se transforme en « un parti technocratique » et qu’elle engage plutôt « un tournant politique radical en Allemagne1 Justus Bender, Was will die AfD?: Eine Partei verändert Deutschland. München, Pantheon Verlag, 2017, p. 102 (« Que veut l’AfD  ? Un parti qui change l’Allemagne »). ». Le congrès du parti à Essen en juillet 2015 « symbolise tout à fait […] le virage à droite du parti2Alexander Häusler et Rainer Roeser, Die rechten ›Mut‹-Bürger. Entstehung, Entwicklung, Personal & Positionen der Alternative für Deutschland, Hamburg, VSA Verlag, 2015, p. 125. (« Les citoyens “courageux” de droite. Origine, évolution, personnalités et positions de l’Alternative pour l’Allemagne »). ». Dès le début, les fédérations d’Allemagne de l’Est exercèrent leur influence sur ce changement de cap à droite. Leur emprise sur la ligne politique de l’AfD se trouva largement légitimée par les succès électoraux de 2014 dans trois Länder d’Allemagne de l’Est. De manière générale, on peut dire que les multiples querelles internes, parfois extrêmement dures, sont dues à la jeunesse d’un parti en rapide mutation, à un manque d’expérience et de compétence et à l’absence d’un organisme officiel de pilotage. Les tensions au sein de l’AfD sont aussi le résultat de l’alliance de forces modérées et de forces radicales. Bien que dépendant l’une de l’autre pour assurer le succès du parti, elles ne partagent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes méthodes. 

Avant la fin d’août 2015, le parti perdit environ un cinquième de ses 21 000 membres. Parmi ces derniers, d’anciens cadres comme Bernd Lucke et Hans-Olaf Henkel. Un instant, l’AfD sembla subir le même sort que les autres organisations politiques d’extrême droite avant elle, qui avaient toutes été victimes de guerres internes, et, compte tenu de la rivalité opposant les différentes formations, étaient rapidement tombées dans l’oubli. Dans ce contexte, la « crise migratoire » a constitué un tournant inespéré pour l’AfD. Le futur président du parti Alexander Gauland déclarait alors : « Il est évident que nous devons notre remontée avant tout à la crise migratoire3« Parteivize Gauland wertet Flüchtlingskrise als Geschenk », Frankfurter Allgemeine, 2015 (« Alexander Gauland, vice-président du parti, considère que la crise migratoire est une aubaine. »). ».

Entre 2013 et 2017, l’AfD est entrée dans quatorze parlements régionaux. Lors des élections fédérales de 2017, la liste du parti a même obtenu près de six millions de voix (12,6%). En 2021, elle a réalisé un score de 10,8% et totalise environ cinq millions de voix. À l’évidence, cet essor apparaît comme la conséquence de son orientation droitière. Les positions modérées au sein du parti ne sont que faiblement représentées. Cette évolution entraîne les démissions de l’ancienne présidente, Frauke Petry (2017), et de Jörg Meuthen (2021). 

L’AfD est dès lors considérée comme un parti populiste de droite, dont les positions et les réseaux sont en partie liés à l’extrême droite. Afin d’exercer une pression maximum sur le système politique, le parti mise sur les divisions et les clivages sociaux existants. La doctrine de l’AfD est celle d’une d’opposition au pluralisme. Par ses idées et sa conception du monde, le parti cherche à établir un clivage entre la population et l’establishment, d’une part, et entre les Allemands et les étrangers, d’autre part. L’AfD se fait pourtant le chantre d’une « véritable » liberté d’expression. Loin de défendre une meilleure prise en compte de toutes les opinions, le parti cherche pourtant davantage à renforcer et à normaliser la présence et l’influence des positions de droite dans le débat public.

Alors qu’à ses débuts, l’AfD paraissait tirer sa force de sa seule opposition à l’Union européenne, les mutations en son sein l’ont conduite à établir un lien simpliste entre les différents sujets politiques. À cette fin, l’AfD traite les thématiques de la politique européenne et migratoire, de la sécurité ou de la politique familiale et sociale d’inspiration conservatrice sous l’angle de l’émotion et de la radicalité. Les sujets politiques, économiques et sociaux intéressent l’AfD lorsqu’ils peuvent attiser les peurs, les craintes et susciter des émotions. Elle met l’accent sur des émotions et des sujets clivants. En opérant ainsi, elle considère qu’elle est la seule force d’opposition et l’unique porte-parole d’une volonté populaire prétendument unifiée. L’AfD prétend ainsi répondre au sentiment d’une partie de la population, qui ne se sent représentée par aucun parti politique traditionnel.

Sa présence dans les différentes assemblées aux niveaux régional et national n’aggrave pas seulement la rivalité entre les partis. Elle complique aussi la recherche de compromis et divise plus encore la société en proposant des solutions simplistes aux problèmes qui se posent. En cela, l’AfD est le reflet des contradictions profondes et des mutations récentes de la société. Celles-ci lui permettent de s’associer aux colères et aux inégalités qu’éprouvent certaines parties de la population. Sur le plan politique, l’AfD se démarque des autres partis par ses dérapages contre le pluralisme. Elle apparaît comme le creuset politique de diverses tendances visant à faire voler en éclat le système, faisant d’elle un parti qui menace la démocratie et tente de torpiller les bases constitutionnelles du système politique. À cette fin, elle s’appuie sur des pratiques politiques populistes et sur des thèses réactionnaires (anti-égalitarisme, nationalisme ethnique, anti-genre, négation du pluralisme culturel et des droits humains).

L’AfD demeure le réceptacle d’un mécontentement politique et social se faisant jour sous diverses formes. Elle rassemble des sympathisants de différents mouvements politiques : les partis conservateurs qui ne s’estiment plus représentés par la CDU et le FDP, les courants identitaires et les groupuscules d’extrême droite, certains électeurs déçus par la gauche (Die Linke) et la social-démocratie (SPD) et des adeptes du mouvement Pegida, qui organise depuis fin 2014 des manifestations contre « l’islamisation de l’Allemagne ». Il est frappant de constater à quel point ces différentes mouvances sont parvenues à fusionner entre elles au sein d’un même parti. Cette fusion a eu lieu sans rupture totale avec les mouvements initiaux. À ce jour, l’AfD réunit à la fois la structure d’un mouvement et des éléments constitutifs d’un parti politique classique, basé sur une organisation constituée d’adhérents et de cadres. Cette double nature fait d’elle une formation semblable à tous les partis populistes4Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, Berlin, Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, 2017. (« Pratique parlementaire de l’AfD dans les parlements régionaux allemands »)..

L’AfD au Parlement allemand (Bundestag) et dans les parlements régionaux

Depuis l’entrée de l’AfD au Bundestag en 2017, la communication s’est détériorée au Parlement. C’est que l’AfD cherche avant tout à diviser, créer la polémique et à électriser les débats politiques. Loin de seulement défendre ses positions, le groupe de l’AfD cherche à nuire aux partis établis et à délégitimer le pluralisme démocratique5Voir Fedor Ruhose, Die AfD im deutschen Bundestag : Zum Umgang mit einem neuen politischen Akteur, Wiesbaden, Springer VS, 2019, p. 11 (« L’AfD au Bundestag ou comment gérer un nouvel acteur politique »).. L’AfD cherche notamment à discréditer les interventions des députés des autres partis en les tournant en dérision. « Au Bundestag, la raillerie est une arme qui permet de se distinguer, de s’exhiber et d’humilier un adversaire. Les arguments d’autrui sont tournés en dérision et ridiculisés. L’AfD use de la raillerie plus souvent que les autres partis : c’est une arme pour marquer sa différence, se mettre en valeur et rabaisser ses adversaires6Brunner et al., 2019, cité par Anna-Sophie Heinze, « Zum schwierigen Umgang mit der AfD in den Parlamenten: Arbeitsweise, Reaktionen, Effekte », Zeitschrift für Politikwissenschaft, vol. 31, 2021, p. 145. (« De la gestion difficile de l’AfD aux Parlements – mode opératoire, réactions, impacts »). ».

Les thèmes de prédilections de l’AfD sont les suivants :

  • Traitement des étrangers et l’immigration 

Au Parlement, l’AfD veut se faire l’écho des peurs ressenties par les citoyens. Elle établit, à cette fin, un lien entre le thème récurrent de l’immigration et d’autres, comme l’aide au développement. Dans une proposition de loi, elle a ainsi réclamé l’arrêt de l’aide au développement octroyée à de nombreux États. 

Son objectif principal reste toutefois l’expulsion des immigrés et l’arrêt du financement de l’aide privée aux réfugiés. Les partisans de l’AfD critiquent aussi régulièrement l’islam et font des membres de la communauté musulmane les responsables de l’antisémitisme en Allemagne7Voir PlPr. 19/102 : 12 483, cité par Fedor Ruhose, Die AfD im deutschen Bundestag : Zum Umgang mit einem neuen politischen Akteur, Wiesbaden, Springer VS, 2019..

  • Sécurité 

L’AfD dénonce la menace présumée que constitueraient les islamistes radicalisés et les étrangers. Pour elle, c’est toutefois l’extrémisme de gauche qui constitue le plus grand danger pour l’Allemagne. L’AfD demande le retrait de l’armée allemande des missions en cours à l’étranger.

  • Politique européenne et Union européenne 

Cheval de bataille de l’AfD depuis ses débuts, la position eurosceptique du parti s’est renforcée au fil du temps. Elle réclame aujourd’hui la sortie de l’Allemagne de l’Union européenne et sa dissolution. Elle rejette donc l’euro et aspire à un retour au mark. Au registre de ses revendications contradictoires, l’AfD souhaite malgré tout conserver une structure comme l’Union européenne en matière économique.

  • Changement climatique 

Pour l’AfD, la protection de l’environnement est mise en place pour des motifs idéologiques. En conséquence, elle rejette la transition énergétique et exige la préservation des emplois dans le secteur des énergies fossiles. Niant l’influence néfaste des émissions de CO2, elle réclame l’annulation de l’accord de Paris sur le climat de 2015.

Outre ces thèmes principaux, l’AfD se concentre sur des sujets susceptibles de générer toutes sortes de peurs. À ceux-ci s’ajoutent des thèmes transversaux comme la critique des élites, la conception populiste de la démocratie, la lutte contre « l’idéologie du genre » et une approche nationaliste et ethniciste du travail de mémoire. 

Idéologiquement, l’AfD s’affiche, dans les assemblées régionales et au Bundestag, comme un parti d’opposition. Le rôle de l’opposition au Bundestag est de contrôler le gouvernement et de dénoncer ses faiblesses. Dans la pratique parlementaire (essentiellement lors des débats en séance plénière), l’AfD accumule les provocations, qui sont mises en scène par différents moyens dans les médias. Elle use largement de l’interpellation pour perturber les autres députés. Alors que la 18e législature du Bundestag n’enregistrait que deux rappels à l’ordre, la 19e (où l’AfD était présente pour la première fois au Bundestag) en a connu 49, dont 32 imputables à cette formation.

L’AfD perturbe régulièrement l’assemblée en ciblant les orateurs des autres formations. Son but  : provoquer chez eux des déclarations prononcées sous le coup de l’émotion et renforcer la présence de ses députés sur les réseaux sociaux et dans l’espace médiatique. Ce procédé offre aux députés une tribune destinée à leurs sympathisants, dont l’objectif est de mettre en scène leurs différends avec les autres groupes, de s’ériger en « victimes » des « partis établis » qui les tiendraient à l’écart et d’augmenter leur exposition médiatique8Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels et Alexander Berzel, « Die AfD in den Landtagen : Bipolarität als Struktur und Strategie – zwischen Parlaments – und „Bewegungs“ -Orientierung », Zeitschrift für Parlamentsfragen, vol. 49, n°1, 2018, p. 99 (« L’AfD dans les parlements régionaux  : la bipolarisation comme structure et stratégie – entre orientation parlementaire et orientation tournée vers le “mouvement” »).. Pourtant, ces derniers ne font pas preuve de la même motivation dès lors qu’il s’agit de formuler des propositions susceptibles de résoudre les problèmes actuels dans le cadre des moyens dont ils disposent actuellement9Cf. Heinze, 2020, p. 146..  

Outre les discours en séance plénière, il existe au Parlement divers instruments de contrôle et d’expression. Les propositions de loi sont un dispositif essentiel. Même si les propositions de l’AfD ne sont reprises ni par les groupes parlementaires du gouvernement, ni par les partis de l’opposition, elles permettent au parti de promouvoir ses idées et de se positionner comme une alternative politique10Voir Martin Sebaldt, « Innovation durch Opposition: Das Beispiel des Deutschen Bundestages (1947-1987) », Zeitschrift für Parlamentsfragen, vol. 23, n°2, 1992, pp. 238-265 (« L’innovation par l’opposition : l’exemple du Bundestag »)..

Dans l’absolu, les assemblées allemandes se distinguent moins par le rôle qu’elles jouent en ce qui concerne les débats en séance plénière que par celui des commissions parlementaires, sur lesquelles repose le travail législatif. Depuis sa présence dans les Parlements, l’AfD accorde peu d’importance au travail en commission. À l’occasion des 34 auditions d’experts réalisées pendant la 19e législature, l’AfD n’a nommé que neuf fois un expert ou une experte issu de ses propres rangs. L’AfD ne s’intéresse qu’aux sujets susceptibles de provoquer des débats publics.

Le travail en commissions, qui fonctionne à huis clos, ne présentant aucun intérêt stratégique pour elle, l’AfD cherche à réformer ce format de travail pour le rendre public. Au sein des parlements régionaux, elle a ainsi plusieurs fois réclamé plus de transparence dans le travail des commissions. Elle a ainsi souvent pris parti pour que les commissions soient publiques, ce que les divers règlements intérieurs des parlements régionaux ne prévoient généralement pas11Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 19..

Le travail parlementaire de l’AfD se caractérise de la manière suivante :

  • L’AfD est active en séance plénière et très discrète en commissions 

Les groupes de l’AfD ne refusent pas de collaborer en séance plénière, qui constitue plutôt à leurs yeux une tribune grâce à laquelle ils peuvent s’adresser à leur base. La situation est différente dans les commissions, au sein desquelles les députés se font discrets, lorsqu’ils ne sont pas carrément absents.

  • L’AfD investit dans la mise en scène par l’image et utilise les réseaux sociaux comme supports privilégiés de communication 

Le parti a développé des compétences hors pair en matière de communication numérique. L’objectif est de renforcer leur présence dans les réseaux sociaux et les journaux en ligne, qui sont les médias les plus consommés par leurs sympathisants. Grâce à des images comme celles montrant l’hémicycle désert avant le début de la séance, l’AfD cherche à saper la crédibilité des institutions démocratiques. Les provocations au Parlement constituent aussi une tactique essentielle. Elle en use à dessein, car rien ne contribue plus à assurer sa légitimité que de montrer les réactions négatives qu’ont les formations politiques dites « établies » à son égard.

  • L’AfD mise sur la partialité, le dénigrement, l’affichage d’une façade de respectabilité et la polarisation 

Son discours est basé sur la partialité (positions politiques simplistes), le dénigrement (de la culture politique démocratique), des efforts de présentation visant à lui donner une image plus acceptable (en s’affichant comme un parti bourgeois et conservateur) et une approche polarisante (les gens « d’en haut » contre ceux « d’en bas », le peuple contre les élites).

Les réactions des forces démocratiques

Les marges de manœuvre dont dispose l’AfD sont intimement liées à la manière dont les autres partis politiques agissent. Au-delà du débat de fond, trois formes de ripostes se dégagent.

Premièrement, la stratégie de l’indifférence. Cette stratégie consiste à ne pas répondre directement et en public aux provocations de l’AfD, étant entendu que ces provocations ont justement pour vocation de susciter des réactions qui amplifient l’attention médiatique accordée au parti. L’objectif est également d’éviter tout effet de victimisation dont l’AfD est coutumière. Des accords précis veulent qu’un seul député ou qu’une seule députée réagisse aux textes de loi proposés par l’AfD au Bundestag, afin de limiter l’écho donné à l’AfD12Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 52..

Deuxièmement, la stratégie d’exclusion coordonnée et tacite. Elle consiste à n’élire aucun député de l’AfD à des postes auxquels le parti pourrait prétendre, comme le poste de vice-président du Parlement. Même si l’AfD a le droit de nommer certains de ses membres à des postes et à des fonctions parlementaires, elle ne peut cependant pas les imposer. Les autres partis considèrent en effet que les compétences personnelles (comme la biographie politique) sont un critère décisif pour décider si un candidat est apte à la tâche qu’il devra assumer en commission. À l’échelle des Länder, cette méthode a souvent conduit à multiplier les tours de scrutin. Cette stratégie vise surtout les postes exposés et essentiels pour la sécurité (vice-président du Parlement, postes dans les commissions de contrôle parlementaire, etc.). Dans le land du Brandebourg, par exemple, les candidatures de l’AfD à la commission de contrôle parlementaire furent rejetées. En effet, avant que l’AfD ne fasse son entrée au parlement régional, il fut décidé que les membres de cette commission ne devaient pas avoir eu de lien avec l’extrême droite par le passé13Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 51..

Un accord tacite qui date de la République de Weimar stipule que le président ou la présidente du Bundestag est désigné par le groupe parlementaire le plus important14Voir § 2, al. 1 du règlement intérieur du Bundestag.. En complément, chaque groupe politique désigne au moins un vice-président ou une vice-présidente15§ 2, al. 2-3.. Malgré cette disposition, l’idée d’intégrer à la présidence des députés issus de nouveaux groupes parlementaires se heurte à une forte résistance. Ce fut le cas pour les Verts. Entrés pour la première fois au Bundestag en 1983, ils ont dû patienter jusqu’en 1994 pour qu’une vice-présidente issue de leur groupe soit élue. La situation fut similaire pour le PDS/Parti de gauche. Arrivé pour la première fois au Bundestag en 1991, le parti n’obtint la vice-présidence qu’en 2006. Ce scénario se répéta lorsque l’AfD entra au Bundestag en 2017. Tous les candidats proposés par le groupe parlementaire de l’AfD ont été jusqu’à présent rejetés par une nette majorité après plusieurs tours de scrutin. C’est la raison pour laquelle il n’y a eu que six vice-présidents au lieu des sept prévus initialement.

La troisième stratégie vise l’exclusion juridique formelle, en modifiant par exemple les clauses du règlement intérieur de manière à limiter la marge de manœuvre de l’AfD. La modification du règlement intérieur de mars 2017 constitue un exemple d’exclusion juridique formelle. Elle concerne le doyen ou la doyenne du Parlement, qui préside, jusqu’à l’élection du président, la séance d’ouverture du Bundestag. Si, jusqu’en mars 2017, l’âge constituait le critère d’attribution de cette fonction, c’est l’ancienneté parlementaire qui est devenue le critère déterminant. L’objectif de cette mesure fut d’éviter qu’un député de l’AfD n’ouvrît la 19e session du Bundestag. Cette nouvelle réglementation suscita une controverse au Parlement et dans l’opinion publique. Des modifications de règlement furent également appliquées à l’échelle des parlements régionaux16Voir Heinze, 2020, p. 154-156.. C’est ainsi qu’en 2016, on modifia le règlement intérieur du Parlement de Rhénanie-Palatinat. Le nombre de vice-présidents du Parlement passa de trois à deux. La modification de la taille des commissions permanentes au sein du Parlement va dans le même sens. Les plus petits partis ne disposent plus que d’un siège dans chaque commission. Les tentatives menées par l’AfD pour contester ces changements devant la Cour constitutionnelle du Land ont toutes échoué.

L’élection de Thomas Kemmerich, député du FDP, avec les voix du groupe de l’AfD, au poste de ministre-président de Thuringe le 5 février 2020, constitue une entorse à cette ligne de conduite. Lors du troisième tour, le député du FDP l’emporta contre Bodo Ramelow, le ministre-président sortant de gauche. Cette élection fit scandale. Pour la première fois, les voix de l’AfD permirent l’élection d’un ministre-président. Sous l’effet d’une vague de critiques et d’indignations, qui a été portée par la chancelière allemande Angela Merkel elle-même, Thomas Kemmerich dut démissionner trois jours après son élection. Suite à cet événement, les partis démocratiques conclurent un accord tacite stipulant qu’ils ne pourraient voter avec l’AfD qu’à la condition d’atteindre une majorité sans dépendre des voix de celle-ci.

Synthèse

La coexistence d’une logique de parti et d’une logique de mouvement politique fait en partie la force de l’AfD. Toutefois, la grande disparité des tendances en son sein, et tout particulièrement les luttes internes entre des membres tournés vers la représentation parlementaire et d’autres tournés vers une logique de mouvement politique, est potentiellement source d’importants conflits. Les membres du parti acquis à l’idée de la représentation parlementaire veulent occuper durablement une place à la droite de la CDU/CSU. Selon Sartori17 Giovanni Sartori, Parties and party systems: a framework for analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1976 (« Partis et systèmes de partis : éléments  d’analyse »)., cette position pourrait leur permettre d’exercer non seulement un chantage sur la CDU/CSU, mais aussi de s’allier à elle pour former une coalition. Les membres de l’AfD acquis à l’idée du mouvement politique s’inscrivent dans l’esprit d’un mouvement social18Voir Dieter Rucht,« Zum Verhältnis von sozialen Bewegungen und politischen Parteien », Journal für angewandte Sozialforschung, 1987, pp. 297-313 (« De la relation entre les mouvements sociaux et les partis politiques »).. Ils ne souhaitent pas former d’alliances avec les autres partis. Ils préfèrent user du chantage comme levier dans la rivalité entre les partis. La critique des élites, cheval de bataille de l’AfD (« nous contre ceux d’en haut »), réunit ces différents courants. En matière de politique sociale, le parti réclame la limitation de l’immigration, soutient une culture nationale unitaire et défend une politique de la famille traditionnelle et des positions conservatrices sur les questions de genre. S’agissant de la démocratie, l’AfD adopte une position très hostile vis-à-vis du rôle dominant des partis dans la pratique du pouvoir. En défendant la démocratie directe, elle suit une ligne politique similaire à celle d’autres formations européennes de droite populiste.

L’Office fédéral de protection de la Constitution a classé l’AfD (à l’échelon fédéral et régional) comme un parti pouvant légalement faire l’objet d’une surveillance accrue des services de renseignement. Cette décision est motivée par les déclarations des principaux membres du parti et les liens manifestes de nombreux députés et responsables de haut rang avec les réseaux d’extrême droite. En outre, l’AfD peine de plus en plus à se démarquer des acteurs d’extrême droite et à se soumettre sérieusement aux règles de protection de la Constitution. La nouvelle classification de l’AfD ne permet pourtant pas d’identifier parfaitement la véritable nature de ce parti. Dans l’hypothèse où l’AfD ne serait pas un parti d’extrême droite comparable au NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) – option restant tout à fait plausible – ne serait-elle qu’une sorte de CDU telle qu’elle se présentait avant son processus de modernisation réalisé dans les années 1980 ? Ou bien l’AfD est-elle encore autre chose ? Le cas échéant, comment la définir ? 

La riposte démocratique des autres partis est rendue compliquée par les performances électorales de l’AfD, qui sont importantes pour un jeune parti, et par l’attrait qu’elle exerce, non seulement sur les abstentionnistes, mais aussi sur d’anciens électeurs déçus de la CDU du FDP, et du parti Die Linke (« La Gauche »), qui déclarent être insatisfaits par la politique menée par les partis « établis ». Au fil du temps, la réponse apportée au défi posé par l’AfD se veut plus ciblée, mieux coordonnée et finit par s’inscrire dans des pratiques politiques bien rodées. La manière dont sont gérées les provocations et les escalades verbales de l’AfD participe d’un processus d’apprentissage réel. Son mode opératoire reste néanmoins un défi pour les acteurs des partis « établis ».

Glossaire

kf/dpa, « Thüringen-Wahl: Was ist passiert? Eklat um die Ministerpräsidenten-Wahl”, merkur, 2020 (« Élections en Thuringe. Que s’est-il passé ? Coup d’éclat autour de l’élection du ministre-président »).

Wolfgang Schroeder et Florian Grotz, Das politische System der Bundesrepublik Deutschland, Wiesbaden, Springer VS, 2021 (« Le système politique de la République fédérale d’Allemagne »).

  • 1
     Justus Bender, Was will die AfD?: Eine Partei verändert Deutschland. München, Pantheon Verlag, 2017, p. 102 (« Que veut l’AfD  ? Un parti qui change l’Allemagne »).
  • 2
    Alexander Häusler et Rainer Roeser, Die rechten ›Mut‹-Bürger. Entstehung, Entwicklung, Personal & Positionen der Alternative für Deutschland, Hamburg, VSA Verlag, 2015, p. 125. (« Les citoyens “courageux” de droite. Origine, évolution, personnalités et positions de l’Alternative pour l’Allemagne »).
  • 3
    « Parteivize Gauland wertet Flüchtlingskrise als Geschenk », Frankfurter Allgemeine, 2015 (« Alexander Gauland, vice-président du parti, considère que la crise migratoire est une aubaine. »).
  • 4
    Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, Berlin, Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, 2017. (« Pratique parlementaire de l’AfD dans les parlements régionaux allemands »).
  • 5
    Voir Fedor Ruhose, Die AfD im deutschen Bundestag : Zum Umgang mit einem neuen politischen Akteur, Wiesbaden, Springer VS, 2019, p. 11 (« L’AfD au Bundestag ou comment gérer un nouvel acteur politique »).
  • 6
    Brunner et al., 2019, cité par Anna-Sophie Heinze, « Zum schwierigen Umgang mit der AfD in den Parlamenten: Arbeitsweise, Reaktionen, Effekte », Zeitschrift für Politikwissenschaft, vol. 31, 2021, p. 145. (« De la gestion difficile de l’AfD aux Parlements – mode opératoire, réactions, impacts »).
  • 7
    Voir PlPr. 19/102 : 12 483, cité par Fedor Ruhose, Die AfD im deutschen Bundestag : Zum Umgang mit einem neuen politischen Akteur, Wiesbaden, Springer VS, 2019.
  • 8
    Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels et Alexander Berzel, « Die AfD in den Landtagen : Bipolarität als Struktur und Strategie – zwischen Parlaments – und „Bewegungs“ -Orientierung », Zeitschrift für Parlamentsfragen, vol. 49, n°1, 2018, p. 99 (« L’AfD dans les parlements régionaux  : la bipolarisation comme structure et stratégie – entre orientation parlementaire et orientation tournée vers le “mouvement” »).
  • 9
    Cf. Heinze, 2020, p. 146.
  • 10
    Voir Martin Sebaldt, « Innovation durch Opposition: Das Beispiel des Deutschen Bundestages (1947-1987) », Zeitschrift für Parlamentsfragen, vol. 23, n°2, 1992, pp. 238-265 (« L’innovation par l’opposition : l’exemple du Bundestag »).
  • 11
    Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 19.
  • 12
    Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 52.
  • 13
    Voir Wolfgang Schroeder, Bernhard Wessels, Christian Neusser et Alexander Berzel, Parlamentarische Praxis der AfD in deutschen Landesparlamenten, op. cit., 2017, p. 51.
  • 14
    Voir § 2, al. 1 du règlement intérieur du Bundestag.
  • 15
    § 2, al. 2-3.
  • 16
    Voir Heinze, 2020, p. 154-156.
  • 17
    Giovanni Sartori, Parties and party systems: a framework for analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1976 (« Partis et systèmes de partis : éléments  d’analyse »).
  • 18
    Voir Dieter Rucht,« Zum Verhältnis von sozialen Bewegungen und politischen Parteien », Journal für angewandte Sozialforschung, 1987, pp. 297-313 (« De la relation entre les mouvements sociaux et les partis politiques »).

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