Migrations : déconstruire le mythe de l’identité nationale

Alors que la polémique autour de l’accueil d’environ 630 migrants à bord de l’Aquarius – l’Italie ayant refusé au bateau de SOS Méditerranée d’accoster sur son territoire – continue d’alimenter l’actualité en Europe, le démographe Hervé Le Bras fait un point précis sur les chiffres des migrations mais revient aussi sur le problème posé par le concept de « l’identité nationale » pour en déconstruire les idées reçues.

Cette note traite de deux thématiques: dans un premier temps, le présent et le futur des migrations d’un point de vue démographique et international, et dans un second temps la nature de l’identité nationale.

Une approche quantitative du futur des migrations

Il existe un vaste éventail de données disponibles sur les migrations d’un point de vue macroscopique mais celles-ci sont fréquemment ignorées ou déformées par les médias et les politiques. En décembre 2017 par exemple, les Nations unies annonçaient qu’il y avait aujourd’hui 285 millions de migrants dans le monde, soit 3,4% de la population mondiale. Ces deux nombres sont à la fois insignifiants et impressionnants : 3,4% est un faible pourcentage, 285 millions est un chiffre très important. Mais toute la difficulté réside en fait dans le terme de « migrant ». D’aucuns pensent que ces chiffres caractérisent un flux, le nombre annuel de migrations. En réalité, ils mesurent un stock, c’est-à-dire le nombre total de personnes qui vivent actuellement dans un pays différent de leur pays de naissance quelle que soit la date de leur arrivée. Certains de ceux que l’on nomme « migrants » sont des nouveaux arrivants, mais d’autres sont arrivés il y a plus de cinquante ans de cela.

Pour avoir une idée du flux annuel de migrations au niveau mondial, il faut prendre en compte la mortalité, les migrations de retour et l’évolution du stock de migrants. Le stock est passé de 232 millions de migrants en 2013 à 244 millions en 2015. La hausse annuelle est donc de 7 millions de personnes. Mais la mortalité a aussi prélevé son lot. Avec un taux de mortalité moyen de 1,2% par an, les décès de migrants ont amputé le stock d’environ 3 millions d’individus. Ainsi, l’immigration « nette » internationale a concerné 7+3, soit 10 millions de personnes, soit encore 0,13% de la population mondiale en 2017, ce qui est modeste.

Quel est l’avenir des migrations internationales ? En partant des données précédentes, on voit que le stock de migrants s’est accru de 2,7% par an. Le taux de croissance de la population mondiale étant de 1,1%, le stock de migrants ne s’accroît que de 1,6% en proportion de la population. À cette cadence, la quantité de migrants dans le monde représenterait 5,6% de la population mondiale en 2050. Un nombre relativement raisonnable, qui ne devrait pas alarmer outre mesure. La « division de la population » des Nations unies fait montre de davantage de prudence dans ses projections à long terme en estimant que le solde total des migrations atteindra 3,7 millions de personnes en 2017, 2,7 millions en 2050 et 1,4 million en 2100. Composée de plus de cinquante démographes et statisticiens venus du monde entier, la division de la population des Nations unies est une institution respectée. Néanmoins, on peut supposer qu’elle souffre d’un biais idéologique étant donné ses objectifs et sa vocation : des soldes migratoires élevés indiqueraient le maintien d’inégalités entre les pays et donc un déséquilibre qui signifierait l’échec de la mission des Nations unies à l’horizon lointain de 2100.

La migration nette est la différence entre le nombre d’immigrants et d’émigrants – qui augmentent tous deux plus rapidement que la migration nette. Il serait ainsi plus approprié de parler de circulation ou de rotation plutôt que d’immigration. Plusieurs données l’attestent : entre 2008 et 2014, en Allemagne, l’émigration totale d’étrangers s’est élevée à 70% de l’immigration étrangère totale (4,2 millions comparés à 6,1 millions) ; en Suisse, sur la même période, ce ratio était de 48% ; ce ratio tombe à 35% en France. Il faut aussi prendre en compte le solde des nationaux ou des personnes nées dans le pays en question. Ces dix dernières années, en Europe, le nombre de ces personnes quittant leur pays a de plus en plus surpassé le nombre de celles qui y revenaient. Par exemple, en 2016, 280 000 Allemands ont quitté leur pays et seulement 135 000 y sont revenus. Selon les dernières données disponibles en 2015, 220 000 personnes nées en France ont quitté le territoire tandis que 110 000 y sont revenues. En 2006, les chiffres étaient de 140 000 départs pour 80 000 retours – moitié moins. En conséquence, dans certains pays développés, une compensation se produit entre le solde négatif de nationaux et le solde positif d’étrangers : 110 000 ressortissants français en moins contre 170 000 étrangers en plus (dont 65 000 ressortissants de l’Union européenne), soit un solde global faible en France (+ 60 000).

Au-delà des conséquences de la mondialisation, cette rotation croissante s’explique par la hausse de l’éducation au Sud. La migration internationale, et plus encore transcontinentale, représente un coût inaccessible pour les plus pauvres qui n’ont ni le capital financier, ni le capital social pour entreprendre un départ. L’immense majorité des Somaliens trouve refuge dans des camps au nord du Kenya, les Zaghawas du Dar Four, à l’est du Tchad ; moins récemment, les Hutus ont cherché refuge à l’est de la RDC autour de la ville de Goma, etc. Au contraire, les personnes éduquées ont des ressources, qui leur viennent souvent de leur famille issue de la classe moyenne ; parfois, elles ont voyagé ou étudié au Nord, y ont obtenu un diplôme. En somme, elles disposent d’un capital social. À titre d’illustration, 70% des candidats à l’obtention d’un des 260 000 permis de résidence octroyés en France pour l’année 2016 étaient détenteurs d’un baccalauréat dans leur pays d’origine et avaient parfois étudié quelques années à l’université. Cette population éduquée est de plus en plus nombreuse au Sud. Au Maroc, en 1965, seuls 15 000 étudiants allaient à l’université. Aujourd’hui, ils sont 870 000. Ce potentiel de migration se lit aussi dans le nombre total d’étudiants enregistrés dans une université étrangère. Selon l’Unesco, ils étaient 2 millions en 2003 et 4,2 millions en 2013.

Pour ces nouveaux migrants, les facteurs d’attraction (« pull ») sont plus forts que les facteurs de répulsion (« push »). Ils se dirigent vers des pays où la chance d’obtenir un emploi correspondant plus ou moins à leurs diplômes est plus élevée que sur place. Ils privilégient notamment l’Allemagne et les États scandinaves à la France et à l’Espagne. Cette observation est moins valable pour les réfugiés arrivés récemment en Europe mais reste pertinente (en 2016, 3600 Syriens étaient candidats à l’asile en France pour plus de 500 000 en Allemagne). Sur les 8 millions de Syriens déplacés internes et les 5 millions qui ont trouvé refuge dans les pays voisins, moins d’un million a atteint l’Europe et nous avons de bonnes raisons de penser que ce ne sont pas les plus pauvres.

Une dernière observation au sujet du problème migratoire : c’est un problème aujourd’hui – ou plus précisément c’était un problème aigu surtout il y a deux ans – mais, heureusement, ce n’est pas un problème permanent. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe et l’Amérique ont connu des vagues de réfugiés : à l’indépendance de l’Algérie, à la fin de la guerre du Vietnam, après la chute du rideau de fer, lors des guerres de l’ex-Yougoslavie et maintenant en lien avec les conflits au Moyen-Orient. Plusieurs années de calme séparent ces vagues de réfugiés. À l’inverse, la migration régulière est un processus beaucoup plus stable et son volume excède nettement celui des réfugiés. Les permis de résidence accordés au sein de l’Union européenne s’élevaient à 2,18 millions en 2011, 2,36 millions en 2013 et 2,61 millions en 2015, soit nettement plus que le nombre des demandeurs d’asile, même lors de la pointe de 2015.

Le problème de l’identité nationale

Traditionnellement, une conception volontaire de l’appartenance à la nation s’oppose à une conception involontaire – une opposition souvent illustrée par la différence entre les positions de Herder et de Renan. Les membres d’une nation sont fiers de leur appartenance à celle-ci. Ils se considèrent différents des autres nations et croient en l’existence d’un caractère national. Or, les immigrants, par définition, ne peuvent faire montre d’un même caractère et doivent donc être intégrés – autrement dit, ils doivent adopter le comportement et les valeurs de leur nouveau pays de résidence. La notion d’« identité » est dangereuse. L’adjectif « identique » a précédé historiquement le mot « identité ». Il faisait référence à une relation entre deux ensembles ou deux êtres différents. A était dit identique à B. Un siècle plus tard, le mot « identité » est apparu. Il correspond à une substance partagée par A et B. Auparavant, A et B pouvaient été considérés comme identiques selon un premier point de vue, et C et D de leur côté, selon un autre point de vue. Mais lorsque la relation est devenue une substance, le point de vue s’est figé. Certains individus possédaient cette « substance », d’autres non.

Au niveau de la nation, cette « substance » reflète une illusion statistique. Comme défendu par Wittgenstein dans ses Philosophical investigations, une telle substance repose sur des « ressemblances de famille ». A peut être similaire à B, B à C et C à D mais D pourra être très distinct de A. On ne peut pas donner de définition spécifique d’une identité nationale. En France, l’ancien président Nicolas Sarkozy avait ouvert un « grand débat sur l’identité nationale » qui a abouti à un fiasco total. Les individus au sein d’un État ne sont pas seulement différents les uns des autres : certains se sentent plus proches d’un autre pays que de leur propre nation. Un jeune mathématicien français est plus proche d’un jeune mathématicien indien que d’un vieux paysan des montagnes auvergnates.

Faire référence à une identité nationale entretient une confusion entre une nation et un groupe ethnique. Mais, comme Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein l’ont rappelé, une nation n’est jamais composée d’un seul groupe ethnique. Autrement dit, la citoyenneté est le seul dénominateur commun qui unit les individus d’une nation. Une nation peut précisément être définie en termes démographiques, géographiques et politiques, mais non pas en termes culturels ou biologiques. Définir une identité nationale implique alors que certains citoyens soient moins citoyens que d’autres : ils ont une carte d’identité, votent mais ne correspondent pas au standard de l’identité nationale. Ce présupposé agit comme un moyen de les exclure dans les faits et les transforme en citoyens de seconde classe. Malheureusement, c’est aujourd’hui une tendance qui s’installe dans de nombreux pays. En France par exemple, 40% des immigrés ont acquis la nationalité française. Ils sont français.

En réalité, l’identité nationale est un héritage de la politique des nationalités du XIXe siècle. Lorsqu’un groupe, uni par le langage et l’histoire, n’était pas politiquement indépendant, ses frontières et ses membres n’étaient pas bien définis. On parlerait en mathématiques d’« ensemble flou ». On peut ainsi parler d’identité bretonne ou basque, même d’identité européenne tant que ces ensembles ne sont pas des nations indépendantes. Concrètement, la notion d’identité nationale appartient au registre populiste en ce qu’elle crée des divisions au sein même de la nation, surtout entre nouveaux arrivants et population locale. Elle renforce le nationalisme, l’exclusion et justifie le refus d’accueillir de nouveaux migrants ou réfugiés.

Post-scriptum : ces deux points font l’objet de plus amples développements dans deux de mes ouvrages publiés cette année:

  • Hervé Le Bras, L’âge des migrations, Autrement, 2017,
  • Hervé Le Bras, Malaise dans l’identité, Actes Sud, 2017.

Sources des données : division « Population » de l’ONU, Eurostat, OECD-SOPEMI, Unesco, Insee, Statistisches Bundesamt.

Cette note est issue de l’intervention faite par Hervé Le Bras à l’occasion d’une réunion du groupe de travail sur les migrations dont il fait partie, à Dakar, du 16 au 19 mai 2018. Ce groupe de travail composé d’universitaires, d’experts et de responsables politiques s’est réuni une première fois à Rome en mars 2018. L’objectif de ce travail de réflexion, en partenariat avec la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), est d’aboutir à la publication de recommandations sur la problématique des migrations qui sera présentée en septembre, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies.
Retrouvez également la note de Michel Foucher, 
Migrations et développement: comment construire une politique pour une mobilité transnationale?, Fondation Jean-Jaurès, 12 juin 2018.

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