Amérique latine : double dépendance dans un système en « surcharge »

Professeur de relations internationales et directeur du Département de politique internationale de l’Université Torcuato Di Tella (Buenos Aires, Argentine), Juan Gabriel Tokatlian est l’auteur de nombreux livres relatifs à la politique extérieure de la Colombie et de l’Argentine et au narcotrafic et à la mondialisalisation. Pour l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, il propose une analyse de la façon dont la politique internationale est traditionnellement abordée en Amérique latine, à savoir avec un regard « nordiste ». Qu’il soit français, européen ou nord-américain, ce regard relèverait d’un présupposé véhiculant donc des normes et des formes de penser préétablies.

Comment et où situer géopolitiquement l’Amérique latine aujourd’hui ? Quelle est sa position la plus favorable dans le monde ? Les brèves réflexions qui suivent essaient d’apporter une ébauche de réponse à ces questions.

Un système « surchargé »

Une façon d’approcher les phénomènes complexes contemporains est de définir la caractéristique principale du système global. Pour moi, l’un de ses éléments actuels le plus significatif est qu’il s’agit d’un système en surcharge, et ce, en raison d’un excès de contradictions, de pressions et de dilemmes qui tôt ou tard vont nécessiter des ajustements.

Ce système en surcharge peut être examiné sous quatre angles : international, mondial, institutionnel et intérieur.

L’international renvoie aux relations purement interétatiques. Dans ce contexte, un facteur fondamental est la redistribution graduelle à la fois de pouvoir, de richesse et d’influence, de l’Occident et du Nord en direction de l’Orient et du Sud. Comme le montre l’histoire des relations entre États, tout réajustement substantif de pouvoir génère des tensions et peut dériver en conflits majeurs. L’expérience de l’Occident confirme cette remarque. Deux commentaires à ce stade pour accompagner l’actuel power shift : l’un est d’évidence et le second, conjoncturel. Le premier concerne la résistance croissante de l’Occident à perdre, en partie, privilèges, autorité et influence, captés par une multiplicité de pays intermédiaires, de pouvoirs émergents, de puissances sur le retour, auparavant dans les périphéries. L’analyse conjoncturelle renvoie à une question : cette décadence occidentale est-elle structurelle ? Il y a des indicateurs – démographiques, économiques, par exemple – qui tendent à confirmer que cette dérive est profonde et durable. Ces indicateurs laissent présager une plus grande conflictualité internationale liée à la redistribution de pouvoir dans l’espace non occidental.

L’aspect mondial du système prend en compte non seulement les acteurs étatiques conventionnels, mais aussi les acteurs non-gouvernementaux, grandes entreprises multinationales, agences d’évaluation du risque nord-américaines, ONG et groupes criminels transnationaux. Dans ce contexte, la globalisation a été le processus fondamental qui a impacté la politique mondiale de ces dernières décennies. Avec une différence essentielle toutefois : dans les années 1990, la globalisation était perçue comme synonyme de prospérité en raison de ses nombreuses avancées et espoirs pour le XXIe siècle. Ces derniers temps, en revanche, la globalisation est de plus en plus associée à l’insécurité, au chômage, à la désindustrialisation et à la diminution de ses bénéficiaires (qui sont principalement liés au capital financier). Au cœur de ce sentiment d’insécurité, on retrouve l’extension des inégalités, confirmée par de nombreux rapports et études. On constate en effet un accroissement du nombre de multimillionnaires, alors que l’immense majorité de la population perçoit un maigre pourcentage des actifs globaux. Selon les travaux publiés en 2011 par Vitali, Glattfelder et Battiston du Swiss Federal Institute of Technology, qui ont analysé 43060 entreprises transnationales de 116 pays, 147 firmes contrôlent, via un réseau d’actions et de propriétés, 40% de la richesse mondiale. On ne doit donc pas s’étonner de l’augmentation des contestations sociales urbi et orbi, comme de l’augmentation des polarisations internes tant dans les pays du vieux centre que de ceux de la nouvelle périphérie. Il ne s’agit finalement pas de malaises subjectifs, mais de crispations et d’antagonismes reposant sur des raisons objectives.

L’angle institutionnel fait référence aux organisations de tout type et à l’ensemble des régimes dominants depuis la Guerre froide. L’absence de réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, « l’incompétence » du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, l’affaiblissement de l’Union européenne et la tentation récurrente de l’OTAN à s’ériger en gendarme mondial, tout comme l’inefficience du G7, du G20 et autres G qui sont idéalisés (comme par exemple le prétendu duopole Washington-Pékin), ont fabriqué une architecture internationale, surtout occidentale, et de plus en plus inefficace et illégitime. L’échec du système international anti-drogue, la frustration montante à l’égard du principe de la responsabilité de protéger (R2P), la persistance du double standard concernant la non prolifération nucléaire, la paralysie globale relative aux engagements effectifs sur la question de l’environnement ou encore l’éloquent désintérêt des puissances établies à l’égard des questions de développement : tout ceci renforce la perception et les sentiments de ceux qui sont exaspérés par la duplicité de l’Occident sur une vaste série de sujets. Le diagnostic mis en évidence permet ainsi de souligner une vraie dégradation et une perte potentielle de crédibilité des institutions et des régimes concernés. Ce phénomène est inquiétant, car l’importance des organisations et des traités internationaux permettent de limiter l’autorité des puissants et créent des mécanismes de coordination et de consensus. Des institutions défaillantes et des régimes mal construits créent, à l’inverse, les conditions d’un unilatéralisme agressif et d’un multilatéralisme opportuniste, ce qui dépasse le type de gouvernance de la Maison Blanche et des principales capitales européennes.

Le dernier point concerne les dynamiques intérieures. Ici, l’élément le plus perturbateur porte sur l’état de la démocratie. On constate depuis plusieurs années un désenchantement manifeste envers la démocratie libérale, et ce dans différentes nations. Parallèlement, on peut ainsi noter la publication croissante d’essais sur la démocratie majoritaire et participative, dotés de tous les arguments, positifs comme négatifs. Ploutocraties et kleptocraties sont en augmentation dans les démocraties plus ou moins stabilisées, qui finissent par passer sous le contrôle des riches, des « malins », ou des deux. Autocraties et régimes autoritaires abondent. Les « printemps » de libéralisation s’annonçaient un peu partout, mais s’effondrent de façon vertigineuse. Que ce soit en fonction de prétendues exigences sécuritaires ou de concessions indispensables exigées par le marché, la démocratie, qu’elle soit formelle ou substantielle, finit par reculer. Rien d’étonnant donc que les conflits de classe, ethniques et religieux, gagnent en intensité. Si les années 1990 promettaient une nouvelle vague démocratisante, la dernière décennie a surtout connu des régressions démocratiques.

Nous assistons, pour faire bref, à l’émergence d’un système global en « surcharge ». Au sein de toutes ses composantes, de façon intense et simultanée, croissent et s’entrecroisent les ratés, les frictions, les périls, les batailles, les divergences et l’hostilité. Si ce diagnostic se vérifie, une question vient immédiatement à l’esprit : que peut-on espérer d’une telle situation systémique ? La réponse la plus élémentaire est peut-être la suivante: le lecteur et la lectrice de cette note a très certainement un ordinateur personnel. Quelle qu’en soit la marque, il lui arrive d’émettre un signal d’alarme, pour indiquer que le « système » est en surcharge. Cela veut dire qu’il y a eu un dépassement excessif et l’impossibilité d’aller au-delà ; ce qui demande en conséquence un ajustement. Pour y répondre, il faut réduire ou éliminer un certain nombre de programmes et d’archives, afin de récupérer le fonctionnement temporaire de l’appareil. Cet exemple est un équivalent fonctionnel de la situation du système global. Mais que doit-on éliminer ou réduire dans un système global en surcharge ?

Les politiques d’ajustement mises en œuvre dans les années 1970, qui ont généré les forces et phénomènes d’aujourd’hui, ont consisté à réduire progressivement le champ de la démocratie intérieure, de l’institutionnalité extérieure et de la légalité mondiale. Ceci pour préserver une globalisation qui s’est révélée toujours plus inéquitable, avec un pouvoir concentré en quelques mains, un Occident qui a maintenu sa centralité en l’exerçant de façon de plus en plus sclérosée et un Léviathan étatsunien hypermilitarisé. Ce qui pour moi ne peut conduire qu’à un ajustement final dégradant la démocratie.

La double dépendance

L’Amérique latine est une région qui a décroché historiquement de la gravitation du monde, et qui paraît en diverger chaque année un peu plus. Ce qui a deux conséquences, une faiblesse et une désintégration croissantes : combinaison qui renforce la dépendance. Quelques indicateurs, parmi beaucoup d’autres disponibles, permettent de mesurer cette décadence.

En 1945, quand ont été créées les Nations unies, le poids du vote régional était significatif : des 51 membres initiaux, 20 étaient latino-américains. Aujourd’hui 193 pays sont membres de l’ONU et, compte tenu de la dispersion du vote de la région, l’influence de l’Amérique latine comme bloc a été réduite.

Les données de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) révèlent que la participation de l’Amérique latine dans le commerce mondial, qui était de 12% en 1955, est tombée à 6% en 2016. Les statistiques de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle montrent qu’en 2006 les brevets déposés en provenance de l’Amérique latine représentaient 3% du total (et 49,7% pour l’Asie), chiffre ramené à 2% en 2016 (et accru pour l’Asie à 64,6%). Selon la Banque mondiale, les dépenses de recherche et développement en Amérique latine représentaient, en 2000, 0,6% du PIB (et 2,25% en Asie orientale et dans le Pacifique), 0,7% en 2014 (et 2,49% pour l’Asie orientale et le Pacifique).

Concernant le pouvoir militaire, le think tank Global Firepower a mis au point un indicateur doté de 55 critères : en 2006, Brésil, Mexique et Argentine occupaient respectivement les 8e, 19e et 33e places ; le Brésil était, en 2014, 14e, le Mexique 32e et l’Argentine 37e.

Le classement relatif au « pouvoir d’influence », élaboré par l’University of Southern California et le consultant Portland, place le Brésil en 33e position en 2015, 24e en 2016 et 29e en 2017. Enfin, selon un rapport récemment publié par la Banque mondiale, huit des dix pays les plus inégalitaires du monde sont situés dans la région : Haïti (2e), Honduras (3e), Colombie (4e), Brésil (5e), Panama (6e), Chili (7e), Costa-Rica (9e) et Mexique (10e).

Les initiatives d’intégration de diverses natures, par ailleurs, sont en net repli. Un mélange de stagnation, de découragement et de fragilité a affecté différemment, mais de façon partagée, le Mercosur (Marché commun du Sud), la Communauté andine, l’Alliance du Pacifique, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba), la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (Celac) et l’Unasur (Union des nations sud-américaines). Durant la « marée rose » des gouvernements de centre-gauche, le courant favorable à l’associationnisme est entré en collision avec les limitations propres à chaque projet intérieur. La crise financière de 2008 a notamment mis en évidence la priorité donnée aux options nationales et isolées par rapport aux alternatives transrégionales et coopératives. Des dynamiques extérieures comme l’essor de la Chine ont renforcé la primarisation des économies et les incitations à chercher des échappatoires particulières, en dépit des discours dominants sur l’unité lors des premières années du XXIe siècle. Aujourd’hui, avec le « reflux néo-libéral » des gouvernements de droite, une administration de Washington disposée à récupérer brutalement sa prééminence, et en pleine phase d’économie financiarisée, on a vu se confirmer le désintérêt pour les actions collectives et la préférence pour des sorties de crise unilatérales. Le résultat accumulé est celui d’une intégration régionale décroissante et la valorisation des logiques du « sauve qui peut » – phénomène qui au fond est dommageable à tous, bien qu’existe l’illusion d’un mieux-vivre individuel.

Affaiblissement et désintégration ont favorisé une plus grande dépendance extérieure, qu’il s’agisse de celle déclinante des États-Unis ou du pouvoir ascendant de la Chine. Son corollaire stratégique est un glissement vers une graduelle insignifiance latino-américaine dans la politique mondiale et la perte d’autonomie relative de ses relations internationales.

Dans la région, on note une certaine confusion concernant les États-Unis et la Chine. Les États-Unis ne sont pas restés passifs en matière de relations interaméricaines, qu’il s’agisse d’économie, de politique, d’assistance civile ou militaire. Ils ne sont jamais « partis » de la région. Ils sont là. La doctrine Monroe a perdu de sa validité, ce qui ne veut pas dire que les États-Unis se sont retirés de l’Amérique latine. En fait, Washington est en permanence en situation d’« arriver » dans la région sous couvert de diverses initiatives, cibles et avec une intensité variée.

Ainsi le grand défi posé à la région est de savoir comment gérer ces relations, comment préserver une capacité de négociation, de manœuvre, tout en sauvegardant les intérêts nationaux de chaque pays, et les intérêts régionaux que l’on peut mettre en commun. La région se tromperait si elle confondait la reconnaissance de la part des États-Unis de nouvelles réalités mondiales et continentales, avec une inactivité à l’égard de la région. L’erreur pourrait être majeure s’il n’est pas compris qu’il est impératif pour l’Amérique latine de ventiler les thématiques et d’identifier correctement les conjonctures dans ses relations avec les États-Unis : au final, la plus grande maturité pour gérer de façon pertinente la relation avec Washington devrait venir de l’Amérique latine elle-même.

Au sujet de la Chine, on voit Pékin se rapprocher aujourd’hui de l’Amérique latine avec des moyens économiques considérables, de façon pragmatique, sans provoquer les États-Unis et en consolidant les liens d’État à État. D’où le constat d’un déploiement régional chinois plus modéré et favorable au statu quo ; ce qui favorise l’absence d’acteurs locaux en capacité de veto comme cela se passait à l’époque de l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Répondant aux événements survenus depuis la décennie 1990, et jusqu’à aujourd’hui pratiquement, la région a à l’égard de la Chine une attitude politique d’« engagement fiable» (reliable engagement pour les Anglo-saxons).

Cela dit, il serait probablement bienvenu que les pays (d’Amérique latine) commencent à envisager une option stratégique mixte vis-à-vis de la Chine, à savoir une politique combinant rapprochement et prospective. Le rapprochement impliquerait que les nations prennent l’initiative et jouent un rôle plus affirmé dans la recherche de relations profitables spécifiques avec la Chine, indépendamment du profil actuel de Pékin dans la région. La prospective signifie que les pays devraient être plus attentifs au comportement de la Chine dans la région et dans le monde afin d’éviter des coûts potentiellement élevés pour l’Amérique latine, car certains aspects de ce comportement pourraient engendrer des relations subordonnées, et parce que la Chine pourrait dans le futur réorienter sa politique internationale. En résumé, les pays de la région ont besoin d’une vraie grande stratégie à l’égard de Pékin, donc de préciser les menaces potentielles et les dividendes éventuels pour les États et les sociétés, et doivent donc élaborer un ensemble « d’antidotes » défensifs d’un côté et, de l’autre, affronter les défis et les opportunités d’un monde en processus de mutation.

Pour synthétiser, on dira qu’éviter la double dépendance à l’égard des États-Unis et de la Chine exige de la part de l’Amérique latine de reconnaître qu’il lui faut renforcer ses capacités de puissance. À défaut, si se poursuivent les pesanteurs actuelles, la tendance au déclin de l’autonomie des pays de la région s’accentuera.

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